– Oui, belle Firouzé.
Angélique tressaillit. Le Noir possédait-il la double vue ? Comment devinait-il qu'un prince persan l'avait appelée jadis Firouzé : Turquoise. Ce souvenir, en éveillant celui de Versailles et de la jalousie que le Roi avait éprouvée contre le ministre du Chah de Perse, fit mesurer à Angélique l'abîme qui la séparait d'une existence encore si proche. Combien, parmi les esclaves qui s'assemblaient là-bas sur les quais d'Alger, pouvaient faire la même comparaison ? La foule blanche et rousse, ponctuée de la noirceur des visages, montait et gonflait comme la marée, dans la touffeur ardente, précédée de la ligne blême des captifs dans leurs oripeaux, certains traînant leurs fers. Les toits des maisons étaient garnis ainsi que les embrasures des créneaux de la forteresse.
Un silence se fit. Un gros poussah maure, somptueusement vêtu, prenait place sur les gradins après s'être extrait péniblement d'une chaise à porteurs. Deux hommes, couverts sommairement d'un suaire rouge et portant pour tout attirail un long cordon noir en bandoulière, l'escortaient.
– C'est Son Excellence le dey d'Alger, dit le grand Noir en se penchant familièrement vers Angélique. Il est parent du sultan de Constantinople et possède l'honneur insigne d'avoir dans sa garde deux « muets du Sérail », de la fameuse cohorte des étrangleurs.
– Pourquoi des étrangleurs ? Que font-ils ?
– Ils étranglent, dit le nègre avec un petit sourire, puisque telle est leur raison d'être.
– Qui sont leurs victimes ?
– Nul ne le sait puisqu'ils sont muets. On leur a arraché la langue. Ce sont des serviteurs utiles. Mon maître en possède aussi.
Angélique pensa que ce devait être un haut diplomate barbaresque, peut-être un ambassadeur de ce Soudan auquel il avait fait allusion ? Le Dey le salua profondément, et Mezzo-Morte fit de même, portant la main à son turban lorsqu'il parut, précédant le Pacha Sali Hassan que son insolence faisait grimacer de rage.
Les trois maîtres d'Alger s'installèrent parmi les compagnies de joldaks en vestes et turbans écarlates, les minces de la ville et les chaouchs d'Alger et de leurs officiers. Les grands bourgeois, honnêtes marchands d'esclaves, les reis les plus réputés prenaient place à leur tour. Une clameur subite comme un ouragan courut. Les regards se tournèrent vers le fond de la baie, où abordait une escorte de cavaliers turcs précédée d'un groupe de gardes turcs plus semblables à des porte-faix, torse et jambes nus et leurs crânes rasés couverts d'une calotte rouge. Ils encadraient un prisonnier chrétien nu et chargé de chaînes. Un frisson violent secoua Angélique tandis qu'une horrible appréhension l'envahissait. Malgré l'éloignement elle était certaine de reconnaître, dans ce misérable enchaîné, le chevalier de Nesselhood, amiral de la Religion.
Au bas du quai un grand caïque engloutit le prisonnier, ses quatre geôliers, les hommes d'escorte et deux autres galériens, chargés de rouleaux de corde. Le caïque vogua vers les deux pontons au centre de la rade, où ses occupants débarquèrent. Simultanément, quatre galères quittèrent les rangs de la flotte ancrée le long des quais et de la darse glissant sur les flots lentement, elles s'approchèrent des pontons, comme des squales guettant leur proie. Alors Angélique se souvint des paroles que le chevalier germanique avait lancées un jour : « Mezzo-Morte a juré de me faire tirer par quatre galères » et encore « Souvenez-vous, Frère, que la vraie mort d'un chevalier, c'est le martyre ». Ces paroles prenaient soudain une signification aveuglante. Et aussi celles de Mezzo-Morte : « Je vous montrerai bientôt comment je traite mes ennemis. »
Elle tourna des yeux horrifiés vers le renégat. Celui-ci la fixait d'un regard où luisait une satisfaction démoniaque. Elle était là pour assister à l'un des plus affreux supplices, sur la personne d'un être qu'elle estimait et qui représentait l'un des grands noms du monde chrétien. Elle se raidit, se jurant aussitôt qu'elle ne se donnerait pas en spectacle à ces Infidèles. Elle aurait voulu crier d'horreur et s'enfuir mais elle était gardée de toutes parts et placée de telle sorte qu'aucun détail de ce qui allait se dérouler au centre de l'arène bleue ne pourrait lui échapper.
Par une manœuvre compliquée mais impeccable, les quatre galères avaient viré de bord afin de présenter leurs poupes en direction des pontons, et stoppaient à une trentaine de toises. Maintenant le chevalier de Nesselhood était suspendu tel un pantin humain au centre de la poutre. Une ceinture de cuir le retenait au bout d'une corde, et de ses poignets et de ses chevilles partaient, comme des fils d'araignée, les câbles qui le reliaient à l'arrière de chacune des quatre galères.
Le public haletait d'un même souffle ; toute une foule hystérique, sous l'œil rond des canons braqués de la forteresse.
– La Illa Ha illa la !...
La clameur pointue s'éleva sous le ciel de feu.
Angélique se couvrit le visage de ses mains.
Les hululements des femmes et des enfants se frappant la bouche en cadence, vrillaient l'air de mille endroits différents.
– Le chœur des cigales de l'Enfer, dit la voix du grand Mage.
Il souriait. La folie gagnait les spectateurs, les dressant, déchaînés. Plus encore qu'à un supplice c'était à une compétition qu'on assistait, au triomphe de la première galère qui réussirait à arracher un membre du corps pantelant et à dominer la force des autres. Les comités à bord couraient comme des bourdons en furie, hurlant, abattant leurs fouets sur les dos nus et sanglants des galériens. Ce soir on dénombrerait des morts dans les chiourmes.
L'immense clameur ne cessait de rouler, couvrant le cri rauque du supplicié.
– Dieu ! Dieu ! Miséricorde !...
– La Illa Ha illa la !...
– Mon Dieu, suppliait Angélique. Mon Dieu, vous qui avez créé les hommes !
Une voix demanda, venue de très loin :
– La croyance des Chrétiens n'accorde-t-elle pas le Paradis à ceux qui meurent pour la Foi ?
Le grand Mage était le seul à demeurer impassible, parmi le courant de violence qui ravageait et tordait les gens autour de lui. D'un œil sagace, il considérait l'âpre lutte des galères, puis reportait un intérêt discret sur la captive chrétienne, à ses côtés. Elle ne tremblait pas, elle ne s'évanouissait pas, mais il ne voyait d'elle qu'une ample chevelure épandue, couvrant ses épaules, et son front incliné dans l'attitude de ces pleureuses bibliques que peignent les Chrétiens idolâtres, sur leurs livres de prière, les missels, dont le Jésuite lui avait laissé un exemplaire en souvenir.
Cependant lorsqu'une clameur triomphante tonna, puis une autre, il la vit redresser la tête et, au vu de tous les Infidèles, elle traça sur elle le signe de la Croix. Deux cadets de Mezzo-Morte l'aperçurent. Ils bondirent comme des loups, l'écume aux lèvres. Mais le grand nègre se dressa de toute sa haute stature, et tirant son poignard, les yeux étincelants, leur enjoignit impérativement de se tenir tranquilles.
Angélique n'avait pas eu conscience de cette courte scène. Au silence morne et comme épuisé qui tombait sur la foule, elle savait que c'était fini. Quatre galères fuyaient vers le large, traînant dans leur sillage sanglant les lambeaux du corps du chevalier-martyr. Elles accompliraient une sorte de vogue triomphale dans la direction du soleil levant, où se trouve La Mecque, pèlerinage des Croyants, puis reviendraient à l'heure où la prière du muezzin du haut du minaret incline l'Islam prosterné.
Mezzo-Morte, le renégat, vint se planter devant Angélique. Elle refusait de le voir, regardant au loin s'éloigner les galères. Elle était pâle, mais il enragea qu'elle ne se montrât pas plus bouleversée et abattue. Un rictus féroce tordit sa bouche.
– À vous, maintenant, dit-il.