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Penchée, son éventail aux doigts elle regardait vaguement en cette direction, vers le rivage de l'Europe, lorsqu'elle vit deux matelots passer au pied de la maison se dirigeant vers le port. Ils allaient pieds nus, coiffés de bonnets de laine rouge, leurs gros sacs sur l'épaule. L'un d'eux avait des anneaux d'or aux oreilles. La silhouette de l'autre parut familière à Angélique. Qu'évoquaient pour elle ces larges épaules sous l'habit de drap bleu des marins, noué à la taille par une ceinture rayée blanc et rouge ? Ce ne fut qu'au moment où il passa sous la porte voûtée précédant l'escalier du port et que la lumière crue découpa en noir sa haute taille qu'elle le reconnut.

– Colin ! Colin Paturel !

L'homme se retourna. La barbe blonde taillée plus court, sanglé dans ces vêtements de gros drap qui avaient remplacé la chemise et le caleçon haillonneux de l'esclave, c'était bien lui. Elle lui fit des signes véhéments. Sa gorge était tellement serrée qu'elle ne pouvait l'appeler. Il hésita, puis revint sur ses pas, le regard fixé sur la femme en grands atours penchée à la loggia. Elle put enfin lui crier :

– La porte en bas est ouverte. Montez vite !

Ses mains étaient devenues glacées sur son éventail. Lorsqu'elle se retourna, il était déjà là, campé dans l'encadrement de la porte, monté, silencieux et rapide, sur ses pieds nus. Si différent de la vision qu'elle en avait gardé, avec son bonnet, ses lourds vêtements, ses yeux durs et froids, qu'elle fut obligée de regarder ses mains et d'y voir inscrites les émouvantes cicatrices des clous pour le reconnaître.

Quelque chose allait mourir ! Elle ne savait pas quoi mais elle savait déjà qu'elle ne pouvait plus le tutoyer.

– Comment allez-vous, Colin ? demanda-t-elle avec douceur.

– Bien... et vous aussi, à ce que je vois ?

Il la fixait de son œil bleu dont elle connaissait la lumière incisive sous les arcades sourcilières broussailleuses : Colin Paturel, le roi des captifs !

Et il la voyait avec cette chaîne d'or autour du cou, sa chevelure bien rangée, ses amples jupes évasées autour d'elle et son éventail aux doigts.

– Où alliez-vous avec ce sac sur l'épaule ? interrogea-t-elle encore pour rompre le silence.

– Je descendais au port. Je m'embarque tout à l'heure sur le « Bonnaventure », un navire de commerce qui fait voile pour les Indes Orientales.

Angélique se sentit devenir pâle jusqu'aux lèvres : Elle eut un cri :

– Vous partiez ?... Vous partiez sans me dire au revoir !...

Colin Paturel respira profondément tandis que son regard se durcissait encore.

– Je suis Colin Paturel, de Saint-Valéry-en-Caux, dit-il. Et vous... vous êtes une grande dame, à ce qu'il paraît, une marquise !... Une femme de maréchal... Et le roi de France envoie un vaisseau pour vous chercher... N'est-ce pas vrai ?

– Oui, c'est vrai, balbutia-t-elle, mais ce n'est tout de même pas une raison pour partir sans me dire au revoir.

– Des fois, ça pourrait être une raison, dit-il, sombre.

Ses yeux la fuirent et il parut s'éloigner d'elle, quitter la pénombre de la pièce où flottait un parfum d'encens.

– Des fois quand vous dormiez, murmura-t-il, je vous regardais et je me disais : cette petite je ne sais rien d'elle et elle n'en connaît guère de moi non plus. Chrétiens captifs en Barbarie, voilà tout ce qui nous rapproche l'un de l'autre. Mais... je la sens comme moi. Elle a souffert, elle a été humiliée, salie... Mais, elle sait diablement relever la tête. Elle a bourlingué, elle a ouvert les yeux sur le vaste monde. Je la sens de ma race... Et, à cause de cela, je me disais : Un jour, plus tard, quand nous serons sortis de cet enfer et que nous débarquerons tous les deux dans un port, un vrai port de chez nous... avec du ciel gris et de la pluie qui tombe, alors je tâcherai de la faire causer un peu... Et si elle est seule au monde... Et si elle veut bien, alors je l'emmènerai dans mon pays, à Saint-Valéry-en-Caux. J'y ai là-bas une chaumière. Quelque chose de pas grand, mais de gentil, avec un toit de chaume et trois pommiers. J'y ai aussi un magot caché sous la pierre de l'âtre. Peut-être que si le coin lui plaît, alors je m'arrêterai de naviguer... elle s'arrêtera d'errer... Nous achèterions deux vaches...

Il s'interrompit. Sa mâchoire se serra et, se redressant, il eut ce regard hautain et redoutable avec lequel il bravait le cruel Moulay Ismaël.

– Et voilà ! Vous n'êtes pas pour moi. C'est tout !

La colère l'envahissait. Il gronda :

– J'aurais tout pardonné... J'aurais tout accepté de votre passé. Mais pas CELA !... Si j'avais su, je ne vous aurais pas touchée avec des pincettes. Les gens de la noblesse, j'ai jamais pu les souffrir.

Angélique eut un cri indigné.

– Colin, ce n'est pas vrai !... Vous mentez. Et le chevalier de Méricourt... et le marquis de Kermœur ?...

Il eut un furtif regard vers la fenêtre, comme s'il cherchait au delà des remparts de Ceuta-la-Catholique, les murs de Miquenez.

– C'était là-bas... C'était différent. Nous étions tous des Chrétiens, de pauvres esclaves...

Et soudain, il courbait la tête comme accablé, comme s'il portait encore sur ses épaules les énormes pierres dont les chaouchs de Moulay Ismaël l'écrasaient.

– Je pourrai oublier les tortures, fit-il d'une voix lourde, je pourrai oublier la croix. Mais CELA je ne pourrai jamais l'oublier... Vous m'avez chargé, madame, vous m'avez chargé... Et elle savait de quel poids elle avait chargé son cœur et qu'il traînerait désormais avec lui le souvenir de deux voix murmurant dans le silence du désert.

« Je t'aime aussi, Colin.

– « Chut ! Il ne faut pas dire ces mots-là. Pas encore... Tu te sens bien maintenant ?

– « Oui.

– « C'est vrai que je t'ai donné du plaisir ?

– « Oh ! oui, tellement.

– « Dors, mon agneau... »

Les coins de la bouche d'Angélique se mirent à trembler et la haute stature de Colin Paturel s'estompa, parut s'éloigner derrière l'écran de ses larmes.

Il se baissait. Il ramassait son sac, le jetait sur son épaule et soulevait son bonnet de laine en marmonnant :

– Adieu, madame ! Bon voyage !

Il s'en allait.

Non, pas ainsi. Pas avec ce regard hostile et révolté. Colin ! Colin, mon frère !... Elle se précipita dans la galerie, se pencha sur l'escalier. Mais il était déjà en bas. Vit-il en levant les yeux, ses larmes sur ses joues ? Les emporta-t-il, comme un baume, pour panser ses blessures ?

Elle ne le saurait jamais ! Elle resta immobile, la poitrine agitée de sanglots pénibles.

Puis elle s'en alla marcher sur les remparts. Elle ne pouvait plus rester enfermée. Les plafonds bas, les murs pesaient sur elle comme ceux d'une prison. Elle voulait respirer le vent de la mer pour se délivrer de l'oppression. Au large, croisaient des barques barbaresques. Les canons du port défendaient le départ des navires. L'un d'eux s'éloignait, les voiles tendues, d'un blanc de craie sur l'azur du ciel. Était-ce celui qui emmenait Colin Paturel, le roi des captifs, le pauvre marin normand et sa peine ? « C'est bête, la vie ! » se disait Angélique. Et elle pleurait tout bas, les yeux aveuglés par l'éclat des courtes vagues au pied de la citadelle. O, Méditerranée ! Nostra mare ! Nostra madré !