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L’autre se contenta de sourire, d’un sourire où n’apparaissait aucune trace d’humour. « Vous ? Rien. Pas à moi ni à mon père ni à mon grand-père. Grand-père disait souvent qu’il aurait volontiers échangé tous les honneurs contre votre retour, mais il faut dire aussi qu’il vivait dans la gloire de Black Jack Geary. En Héros de l’Alliance, et pas dans l’ombre de ce Héros. »

Geary perçut les majuscules et laissa percer sa colère : « Ce n’est pas moi.

— Non. Vous étiez humain. Je l’ai compris. Mais, pour le reste de l’Alliance, vous ne l’étiez plus. Vous étiez le héros idéal, le modèle éclatant dont rêvait chacun de ses jeunes. » Le commandant Michael Geary se pencha sur son écran. « Chaque journée de mon existence a été mesurée à l’aune de Black Jack Geary. Avez-vous la moindre idée de ce que ça représentait ? »

Il aurait pu le deviner, dans la mesure où il avait vu les émotions qui s’affichaient sur tant de visages qu’il croisait. « Pourquoi vous êtes-vous engagé dans la spatiale ?

— Parce qu’il le fallait ! Tout comme mon père. Nous étions des Geary. Ça suffisait. »

Geary ferma les yeux et plaqua les mains à ses tempes. Je n’ai vécu que quelques semaines avec cette image de moi-même. Vivre une vie entière dans son ombre… « Je suis désolé.

— Vous n’y êtes pour rien.

— Alors pourquoi me haïssez-vous si ostensiblement ?

— Difficile de rompre avec les habitudes de toute une vie. »

J’aimerais que vous me parliez de mon frère, de ce qui est arrivé à ses enfants, que vous me disiez tout ce que vous savez sur mes amis et mes parents, mais je ne peux pas demander ça à quelqu’un qui m’a détesté toute sa vie durant et ne se gêne pas pour me le montrer. « Soyez maudit.

— C’est déjà fait, grâce à vous. »

Geary tendit la main pour couper la communication puis décocha un regard glacial à son arrière-petit-neveu. « Vous sentez-vous capable de suivre mes ordres au mieux de vos capacités ?

— Oh oui ! Parfaitement.

— Si jamais je vous vois hésiter ou risquer par vos actes le sort d’un autre vaisseau, je vous relève aussitôt de votre commandement. Vous m’avez compris ? Que vous me haïssiez m’indiffère souverainement. » C’était un mensonge et il était certain que son interlocuteur le savait, mais il fallait que ce fût dit. « Je ne tolérerai pas qu’on mette en danger les vaisseaux de cette flotte ni la vie de ses matelots par des actes stupides. »

L’autre Geary ébaucha un petit sourire. « Je vous promets d’accomplir mon devoir comme si Black Jack Geary lui-même était mon supérieur. »

Le capitaine Geary le dévisagea de nouveau. « Dites-moi que ce n’est pas une expression courante.

— C’en est une.

— J’hésite entre vous maudire encore et me faire sauter la cervelle. »

Le sourire s’élargit. « Vous aussi, vous détestez ça, hein ?

— Bien sûr.

— Alors peut-être puis-je vous souhaiter de réussir, en mémoire de mon grand-père. C’est dur, je sais, et encore plus de vous voir plus jeune que moi, mais vous allez devoir vivre désormais avec Black Jack Geary.

— Vous vous attendez à ce que j’échoue, n’est-ce pas ?

— “Échec” est un terme relatif. J’ai dû affronter, au cours de mon existence, de très hautes exigences. Vous devrez vous montrer à la hauteur de critères encore plus élevés. »

Geary opina, autant pour lui-même que pour répondre à son vieil et aigri petit-neveu. « Et vous serez là pour me regarder échouer dans cette tentative pour m’élever au niveau d’un demi-dieu. Ce n’est que justice. J’ai une mission à accomplir. Et vous aussi.

— Oui, capitaine. Permission de revenir à mon travail ? Le Riposte a été gravement endommagé pendant le combat, comme vous devez le savoir. »

Non, je n’en avais pas la certitude. « Très bien, commandant. » Geary coupa la connexion puis fixa longuement l’écran vide avant de tenter de nouveau de se relever. Sa jambe gauche tremblait légèrement, de sorte qu’il crispa la main et, de son poing fermé, se frappa assez férocement la cuisse pour y faire naître un bleu. Puis il prit la direction de la passerelle de l’Indomptable, reconnaissant à la douleur qui s’attardait dans sa cuisse de lui fournir cette distraction, si minime fût-elle.

Les spatiaux qui grouillaient tout à l’heure, juste après la bataille, dans les coursives de l’Indomptable s’étaient désormais égaillés, la plupart pour regagner le poste qu’ils devaient occuper et se consacrer à la tâche qui leur était impartie. Ceux qui restaient s’effaçaient pour le laisser passer, mais quelque chose avait changé dans leur manière de le regarder. Il ne lisait plus sur leur visage les seuls espoir et respect mal venus, mais aussi une confiance accrue. Confiance en lui ou engendrée par lui… peu importait. Il serait dorénavant leur commandant en chef, de sorte qu’il affronta ces visages et s’efforça, en retour, d’afficher la même assurance.

La passerelle, semi-circulaire, n’était pas non plus un très vaste compartiment ; cela dit, sur un vaisseau spatial et en particulier à bord d’un bâtiment de guerre, les vastes compartiments ne sont guère de mise. Le siège du capitaine, qui domine habituellement cet espace, avait été repoussé de côté tandis qu’un autre, portant, martelé au dos, la bannière du commandant de la flotte, avait été vissé au pont à côté de lui. Sanglée dans son fauteuil, le capitaine Desjani scrutait attentivement la batterie d’images holographiques qui flottaient devant ses yeux et, de temps à autre, donnait un ordre ou posait une question aux officiers ou techniciens occupant les divers postes de surveillance disposés en quart de cercle devant elle. Il fallut un bon moment à Geary pour s’imprégner de la scène et ressentir, à la vue des rituels présidant au commandement d’un vaisseau, une certaine dose de réconfort bienvenu.

Puis une des vigies remarqua sa présence et fit signe au capitaine Desjani, qui se tourna suffisamment pour le voir et l’accueillir d’un bref hochement de tête avant se remettre à surveiller les réparations et les préparatifs d’un prochain combat. Geary se dirigea d’un pas légèrement raide vers le siège de l’amiral et s’arrêta un instant pour faire courir ses doigts sur l’emblème en relief. D’une certaine façon, lui semblait-il, s’asseoir pour de bon dans ce siège marquerait le franchissement d’une étape irréversible. Dès lors, il commanderait effectivement une flotte. Le moment était très mal choisi pour se rappeler que, jusque-là, son plus haut commandement s’était résumé à celui d’une escorte de trois vaisseaux.

Il s’assit et regarda autour de lui en s’efforçant de s’habituer à son nouveau rôle. « La coprésidente Rione est-elle déjà à bord, capitaine Desjani ? »

Desjani lui lança un bref regard soigneusement neutre avant de répondre. « C’est ce qu’on m’a appris. Sa navette a abordé voici quelques minutes. »

Geary consulta l’heure. « Elle a dû nous gagner un peu de temps. L’ultimatum des Syndics est expiré depuis dix minutes.

— Peut-être, en effet. » Desjani se pencha vers lui. « Que sait-elle exactement ? demanda-t-elle en baissant la voix. Sur l’Indomptable ? »

Geary s’interdit de ciller. « Beaucoup trop.

— L’amiral Bloch le lui a peut-être appris, vous savez. »

Il n’y avait pas pensé, mais que Rione eût posé à Bloch les mêmes questions qu’à lui et sût déjà où était dissimulée la clef paraissait plausible. Alors pourquoi me les poser à moi ? Sans doute pour éprouver ma sincérité à son endroit. J’ai dû passer le test, j’imagine. « Au moins n’est-elle pas venue nous rejoindre sur la passerelle.