— Elle cause encore certainement avec eux », lâcha Desjani, impassible.
En dépit des circonstances, Geary se surprit à sourire fugacement, puis il activa ses propres images holographiques et son sourire s’effaça. Un hologramme de la situation s’alluma à hauteur de regard, flottant devant ses yeux : les vaisseaux des Syndics maintenaient fermement la formation, tandis que des vecteurs indiquant vélocité et direction signalaient qu’une bonne partie des vaisseaux de l’Alliance s’éparpillaient dans tous les sens, les moins rapides piquant vers le point de saut et les autres s’éloignant dans diverses directions pour camoufler les intentions de la flotte. Il y a tellement de vaisseaux dans cette flotte… Si j’essaie de me concentrer sur une zone précise, je perds de vue le tableau d’ensemble. Il reporta le regard sur la formation adverse et ses tripes se nouèrent. Et tant de vaisseaux du Syndic. Que se passera-t-il si les nôtres sont plus lents ou les leurs plus rapides, ou si quelqu’un prend un mauvais parti ?
Et si c’était moi, ce quelqu’un ?
Il étudia les commandes puis voulut afficher les données sur les vaisseaux de l’Alliance. À la place, ce furent les dossiers personnels de tous les officiers de la flotte qui lui apparurent. Il essaya un autre bouton en marmottant aigrement. Cette fois-ci, il obtint un relevé de caractéristiques statistiques pour chaque classe de vaisseaux. Pas exactement ce qu’il voulait, mais toujours utile. Bon, si seulement il pouvait disposer de quelques minutes pour en apprendre plus long sur eux et les différences qu’ils présentaient avec ceux qu’il avait connus… Il fit un signe au capitaine Desjani. « J’examine les caractéristiques techniques des vaisseaux et je reconnais la plupart des armes. »
Elle donna un ordre bref à l’un de ses subordonnés puis lui répondit d’un hochement de tête. « Oui. Le plus souvent, la conception des armes n’a pas fondamentalement changé, même si leurs capacités se sont nettement améliorées. La “lance de l’enfer” reste notre arme principale, mais son “javelot” chargé de particules opère à plus longue portée, plus rapide et plus puissant, tandis que ses servants peuvent la recharger plus vite que sur votre dernier bâtiment.
— Et vous utilisez toujours les catapultes à mitraille ?
— Bien sûr. C’est une arme aussi simple que mortelle. Les canons électromagnétiques procurent aux mitrailles une plus grande vélocité qu’à votre époque, les améliorations apportées aux systèmes de visée nous permettent de les employer sur une plus grande portée, mais elles n’en restent pas moins une arme efficace surtout à bout portant, dans la mesure où, quand les billes se dispersent trop largement, les chances de submerger ou d’affaiblir de façon significative les défenses ennemies restent très minces.
— Qu’est-ce qu’un “spectre” ?
— Grosso modo, une version plus méchante des missiles que vous utilisiez.
— Des “fléaux”, voulez-vous dire ?
— Oui. Ce sont des missiles autonomes comme les anciens fléaux, mais ils sont plus faciles à manœuvrer et emportent de multiples ogives, ce qui leur donne de plus grandes chances de percer un bouclier ou une coque ennemis, et de meilleurs espoirs de survie contre les défenses actives ennemies. » Elle balaya l’espace du bras. « Nos défenses aussi se sont améliorées. Les boucliers sont plus solides, les réparations et les réglages plus rapides, et les fuselages des bâtiments offrent de meilleures caractéristiques de survie. »
L’armement n’avait donc pas radicalement évolué. Les vaisseaux se servaient encore de missiles à longue portée appuyés par des lances de l’enfer et des catapultes à mitraille quand ils se rapprochaient suffisamment de l’ennemi. Des armes sans doute plus lourdes, mais se heurtant à des défenses plus puissantes.
« C’est quoi, ce…
— Capitaine ? » Geary et Desjani se retournèrent tous les deux brusquement vers le spatial qui venait de parler. Il fallut un bon moment à Geary pour comprendre qu’il ne s’était pas adressé à lui directement. De son côté, l’homme ne savait pas trop non plus à qui il devait faire son rapport. « La flotte du Syndic diffuse un ordre destiné individuellement à chacun de nos vaisseaux et exigeant sa reddition immédiate. »
Conscient que tous guettaient sa réaction, Geary réprima une forte envie de grimacer. Les tentatives de Rione pour gagner du temps avaient manifestement atteint leurs limites. Il se demanda si garder le silence suffirait à faire perdre aux Syndics celui de réitérer leurs exigences. « J’aimerais connaître votre opinion, capitaine Desjani, sur ce qui risque d’arriver si nous ne réagissons pas. »
Elle hésita un instant puis répondit précipitamment : « Je ne peux avoir aucune certitude sur ce que feront les Syndics, mais, si nous ne répondons pas, il y a de fortes chances pour que certains de nos vaisseaux réagissent de leur côté. Et, si quelques-uns commencent à se rendre…
— Malédiction. » Autant il répugnait à se l’avouer, autant il savait qu’elle avait raison, s’il en jugeait par ce à quoi il avait assisté dans la salle de conférence. Il ne pouvait donc pas garder le silence et risquer un tel dénouement. « Je veux parler au commandant du Syndic.
— Sur un canal privé, capitaine ?
— Non. Je tiens à ce que tous nous voient et nous entendent.
— Nous allons envoyer un signal à leur vaisseau amiral. Il n’est qu’à quelques minutes-lumière. » Joignant le geste à la parole, Desjani fit signe à l’officier des communications. Le spatial hocha la tête et se mit à ses commandes. Quelques instants plus tard, il montrait quelque chose devant lui. Geary suivit la direction qu’indiquait son geste et vit apparaître un nouvel hologramme. L’image, désormais familière, du commandant en chef du Syndic qui avait annoncé la mort de l’amiral Bloch et de ses frères d’armes de l’Alliance en occupait le centre. « Indomptable ? demanda-t-il. Vous étiez le vaisseau amiral de Bloch, n’est-ce pas ? Êtes-vous en mesure d’obtenir une reddition générale de la flotte ? »
Geary se redressa en s’efforçant de maîtriser sa colère, mais sans se donner la peine de cacher ses sentiments. « Vous ne parlez pas au capitaine de l’Indomptable mais au commandant en chef de la flotte. »
Le vaisseau amiral du Syndic se trouvait derrière les bâtiments de pointe de la flotte ennemie, légèrement en retrait, ce qui le plaçait à près de trois minutes-lumière de l’Indomptable. Geary répondit aussi brièvement qu’il osait s’y risquer puis attendit que sa réponse parvînt à l’autre vaisseau, conscient que le délai de transmission gagnerait automatiquement un peu plus de temps à la flotte.
Trois minutes pour aller de l’Indomptable au vaisseau amiral ennemi et trois autres pour en revenir. Six minutes environ après qu’il eut rendu sa réponse, il vit l’exaspération flamboyer dans les yeux du commandant en chef du Syndic. « Je me contrefiche du titre que vous vous donnez. Je me suis montré très généreux jusque-là, par souci humanitaire, mais le temps qui vous était imparti s’est écoulé. Transmettez votre reddition, baissez vos boucliers et désactivez immédiatement tous vos systèmes d’armement offensifs et défensifs ou vous serez anéantis.
— Non », répondit Geary en secouant la tête pour mieux marquer le coup.
Six minutes plus tard, il vit le commandant en chef du Syndic se renfrogner en entendant sa réponse laconique. « Très bien. L’Indomptable sera donc détruit. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, je suis sûr que d’autres vaisseaux vont choisir de se rendre.