Et, tout d’un coup, il se rendit compte d’autre chose. « Que fait donc le Riposte ? Il réduit la vitesse. »
Desjani fit signe à ses gens puis attendit la réponse. « On m’informe que le Riposte vient de signaler à la flotte qu’il manœuvrerait désormais de façon autonome.
— Quoi ? Passez-moi son commandant. » Le Riposte ne se trouvait qu’à trente secondes-lumière, de sorte qu’il ne fallut qu’une minute à l’Indomptable pour recevoir sa réponse. Le visage depuis peu familier de son capitaine s’inscrivit devant Geary. « Que faites-vous ? s’enquit-il sans autre préambule. Regagnez de la vitesse ou les vaisseaux du Syndic vont vous rattraper. Reprenez votre place dans la formation. »
Un instant plus tard, au lieu de répondre directement, le commandant Michael Geary affichait un sourire triomphant. « Vous avez merdé, hein, grand-oncle Black Jack ? Vous en êtes conscient, pas vrai ? Le Titan a de gros problèmes. Cresida n’est pas un mauvais officier, mais elle est moins expérimentée qu’elle ne le croit. Et elle peut aussi jouer les têtes brûlées et agir sans réfléchir. Vous auriez dû vérifier plus soigneusement votre plan. Il faut avoir navigué un bon moment dans le voisinage du Titan pour savoir combien cette baignoire peut être lente dans les meilleures conditions. Ça signifie que, pour le sauver, il ne vous reste plus qu’un seul choix. »
Du bout des doigts, Geary tenta d’atténuer la douleur croissante de ses tempes. « Je sais que le Titan a des ennuis. Et aussi que nous devons réagir. Mais il y a plusieurs façons de procéder. »
Une autre minute s’écoula, tandis que les poursuivants du Syndic se rapprochaient. Geary les regardait, impressionné malgré lui par l’accélération dont étaient capables ces vaisseaux modernes.
Le commandant du Riposte secoua la tête : « On aboutit toujours au même résultat. Et vous le savez parfaitement. Eh bien, je vais vous rendre un grand service, grand-oncle Black Jack. Je vais vous épargner la peine de choisir celui d’entre nous qui va mourir. Le Riposte est tout près de la frontière qui sépare le Titan des bâtiments les plus proches des Syndics. Mon vaisseau est bien placé pour intervenir et il possède la puissance de feu requise. En outre, ses propulseurs principaux sont endommagés, je les ai un peu trop poussés et ils menacent de flancher, de sorte que, quoi qu’il arrive, il ne sera peut-être même pas en mesure de suivre la flotte. Soulagé ? »
Geary sentit de nouveau le froid le gagner, mais une seule réponse lui vint aux lèvres : « Non. »
Le sourire du commandant du Riposte s’élargit encore à cette réponse, au point de toucher au burlesque. « À cause de votre erreur, je vais enfin pouvoir me montrer à la hauteur du mythe de Black Jack Geary ! Mon vaisseau va retenir toute la flotte des Syndics ! Mes ancêtres, nos ancêtres, en seront fiers. Combien de temps pensez-vous qu’il résistera, grand-oncle Black Jack ? »
Geary eut le plus grand mal à s’interdire de grogner de fureur. Un vaisseau allait disparaître par sa faute. Un au moins, car, si le Riposte échouait à retenir assez longtemps l’ennemi, le Titan ne parviendrait toujours pas à gagner le point de saut à temps, à moins qu’il n’envoie d’autres vaisseaux le couvrir. Et cet homme qu’il aurait aimé serrer sur son cœur, ce maillon qui le reliait à son défunt frère, ne parvenait même pas à se départir de sa colère. « Retenez-les autant que vous le pourrez. Ils vont probablement tenter de faire passer derrière vous quelques vaisseaux. »
Un instant plus tard, Michael Geary secouait de nouveau la tête. « Non, ils n’y parviendront pas. S’ils s’y essayaient, j’aurais leur flanc dans mon collimateur. » Son sourire finit par vaciller puis s’effacer. « Pas facile, n’est-ce pas ? Je comprends mieux, maintenant. Sincèrement, je ne voulais pas ça. Mais on doit faire ce qu’il faut… et nos ancêtres décident ensuite de la façon dont ça tourne. Il faudra juste que… Les Syndics captureront tous mes hommes qui quitteront le Riposte avant sa destruction. Je sais que vous ne pouvez pas attendre pour les recueillir. Promettez-moi de les tirer un jour des camps de travail du Syndic. De ne pas les oublier. »
Encore une promesse, encore une requête qui pesait sur lui, et de la part d’un homme qui, tout en sachant parfaitement qu’il n’avait rien d’un demi-dieu, n’en avait pas moins besoin de croire en lui. « Je vous jure que je ne les oublierai pas et que je ferai mon possible pour les ramener chez eux.
— Je m’en souviendrai ! Et nos ancêtres aussi l’auront entendu. » Michael Geary eut un rire amer, tandis que son regard cessait brièvement de fixer son écran pour se reporter sur la passerelle de son vaisseau. « Ça va chauffer d’un instant à l’autre. Je dois y aller. Tirez notre flotte de là, bon Dieu ! » Il hésita une seconde. « J’ai une sœur. À bord de l’Intrépide, dans l’espace de l’Alliance. Dites-lui que je ne vous haïssais plus. » La communication lut coupée et Geary se retrouva en train de contempler l’image rémanente du visage de son arrière-petit-neveu.
Il s’aperçut que le capitaine Desjani le regardait, sans doute en se demandant ce que cachait cette conversation privée avec le Riposte. Il s’adressa à elle en s’efforçant de s’exprimer de la voix la plus plate et ferme possible. « Le Riposte va tenter de retenir les bâtiments du Syndic assez longtemps pour permettre au Titan d’atteindre le point de saut. »
Desjani hésita, les yeux écarquillés. « Il faut que vous sachiez, capitaine, que le commandant du Riposte est…
— Je sais qui c’est. » Geary devina que sa voix devait lui sembler rauque et éraillée ; il se demanda quel effet elle produisait sur l’équipage présent sur la passerelle de l’Indomptable, encore que cela lui fût parfaitement indifférent pour l’heure.
Desjani le fixa encore quelques secondes puis détourna les yeux.
Chaque minute qui s’écoula ensuite donna l’impression de follement s’éterniser. Il regardait le Titan progresser péniblement, à une allure douloureusement lente, tandis que les vecteurs des vaisseaux de guerre du Syndic prenaient de la vitesse à mesure qu’ils s’en rapprochaient. Les plus rapides avaient déjà poussé leur vélocité jusqu’à 0,1 c et continuaient d’accélérer. « N’y a-t-il aucun moyen de faire accélérer le Titan ? » aboya-t-il finalement.
Les hommes présents sur la passerelle échangèrent des regards, mais personne ne répondit. En dépit de sa détermination de tout à l’heure (garder le tableau général à l’œil), Geary se concentrait sur le Riposte, conscient que ce qu’il adviendrait de ce vaisseau déciderait du sort des autres. Le reste de la flotte de l’Alliance accélérait vers le point de saut, en limitant certes sa vitesse pour éviter de semer les plus lents, mais en s’éloignant régulièrement du Riposte. Le croiseur endommagé, lui, avait cessé d’accélérer et dérivait derrière la flotte comme si ses systèmes de propulsion étaient totalement détruits. Il se trouvait désormais à plus de quarante-cinq secondes-lumière de l’Indomptable et perdait du terrain à chaque instant. Geary effectua une brève estimation de tête et en conclut qu’au moment où ses poursuivants rejoindraient le Riposte plus d’une minute-lumière séparerait le croiseur blessé de la flotte.