Le mur que dessinait tout à l’heure la formation du Syndic s’était étiré en une espèce de cône grossier, dont le plus gros de l’armada formait la base tandis que ses bâtiments les plus rapides piquaient sur le Titan aussi vite que chacun le pouvait et que leurs trajectoires respectives convergeaient vers son interception. Geary vit distinctement l’immense possibilité d’une contre-attaque vicieuse qu’offrait cette formation égaillée, possibilité qu’un commandant légendaire tel que Black Jack Geary aurait certainement exploitée. Mais je sais ce qui arriverait à ma flotte une fois que j’aurais détruit les éléments de pointe du Syndic et que le reste de la sienne nous aurait rattrapés ; en outre, je ne suis pas le Black Jack Geary que croient ces gens.
Pareils aux danseurs d’un grand corps de ballet évoluant ensemble vers le finale, les vaisseaux du Syndic fondirent sur le Titan et le croiseur isolé en décrivant de gracieuses paraboles pour leur barrer la route. Trois avisos qui avaient dû mettre à mal leurs propulseurs formaient l’avant-garde et tentaient de dépasser le Riposte à plus de 0,1 c pour piquer directement sur le Titan et ses escorteurs. Geary assistait au combat sur un écran holographique flottant devant ses yeux, conscient que ce qu’il voyait s’était déroulé une minute plus tôt : le fuselage du Riposte pivotait lentement – trop lentement – pour affronter ses poursuivants. Ses propulseurs principaux endommagés avaient manifestement perdu leur aptitude à manœuvrer et accélérer, ce qui lui interdisait toute possibilité de se déplacer rapidement.
Selon la dernière mise à jour du Riposte, ses systèmes de propulsion n’étaient pas à ce point détériorés. Pourquoi lambine-t-il ainsi ? Puis Geary remarqua que les chasseurs du Syndic ne changeaient pas de cap pour esquiver le Riposte et il comprit soudain ce que manigançait son petit-neveu. Il fait mine d’être en plus mauvais état qu’il ne l’est. C’est son seul atout, et il le joue à la perfection. Si seulement j’avais eu le temps de mieux connaître cet homme…
En se retournant sur lui-même, lentement et majestueusement, le Riposte réussit à braquer ses armes principales sur l’ennemi et à tirer ses mitrailles cinétiques, grappes de grosses balles métalliques chargées d’intercepter les avisos. Compte tenu de la vélocité de ces derniers, les effets relativistes impliqueraient qu’ils n’auraient de l’univers extérieur qu’une image distordue qui, ajoutée au délai de retard induit par la distance, les contraindrait à perdre un temps précieux avant de prendre conscience de la menace et d’y riposter.
Soit parce qu’ils avaient donné l’alerte trop tard pour réagir, soit parce qu’ils avaient préféré ignorer le tir de barrage, les avisos foncèrent droit dans la mitraille fatale ; leurs boucliers de proue scintillaient furieusement à chaque impact. Toujours braqués sur le Titan, les vaisseaux de guerre du Syndic resurgirent du nuage. « Aucun n’est touché », lâcha Geary d’une voix sans timbre.
Le capitaine Desjani secoua la tête. « C’était prévisible. Mais tous ces impacts directs de balles cinétiques ont dû affaiblir leurs boucliers. La vitesse relative était monstrueuse. Ils vont devoir basculer vers le bouclier de proue une bonne partie de l’énergie des boucliers latéraux pour le renforcer.
— Je vois. » Et il le voyait effectivement. Ou, plutôt, il voyait ce qui s’était passé plus d’une minute plus tôt. Les chasseurs qui dépassaient le Riposte à toute allure ne s’inquiétaient visiblement pas d’essuyer un autre tir du vaisseau de l’Alliance. Mais, avant que les trajectoires prévisibles de ceux du Syndic ne commencent à dépasser sa propre position, le croiseur s’était brusquement retourné avec une promptitude et une agilité surprenantes, et avait braqué ses batteries principales vers où ils passeraient l’instant d’après. Sans doute les Syndics n’avaient-ils pas vu venir la manœuvre à temps pour réagir car ils maintinrent le cap, permettant ainsi au Riposte de coucher en joue les positions qu’ils occuperaient en essayant de le contourner.
Un tir de barrage de lances de l’enfer jaillit du bâtiment de l’Alliance et fondit sur un point de l’espace au moment précis où l’un des vaisseaux du Syndic l’atteignait. Les javelots chargés de particules lacérèrent le chasseur, puis, alors que le Riposte continuait de pivoter pour braquer ses batteries sur un autre point d’interception, un nouveau tir de barrage en surgit, qui frappa un second chasseur de plein fouet. À si courte portée, les rayons d’énergie transpercèrent les boucliers latéraux affaiblis et la mince cuirasse de leur fuselage puis éventrèrent les deux bâtiments du Syndic.
Les épaves des deux chasseurs continuèrent de fendre le vide à plus de 0,1 c ; vaisseaux désormais détruits, ils n’accéléraient plus et ne représentaient plus une menace pour le Titan ni pour aucun autre bâtiment de l’Alliance.
Mais les yeux de Geary restaient rivés sur le troisième chasseur ; le Riposte venait de relever sa proue et de la retourner pour l’affronter en une manœuvre désespérée. Il ressentait une tension familière, comme si l’écran holographique lui montrait le déroulement des événements en temps réel au lieu de lui transmettre une action déjà vieille de plus d’une minute. L’écran affichait à présent ce qui ressemblait à une énorme boule ardente jaillissant du flanc du Riposte pour adopter une trajectoire la menant tout droit dans le chemin du chasseur. La boule donna l’impression d’hésiter un instant avant d’exploser contre ses boucliers puis transperça la barrière affaiblie et le heurta. Là où elle l’avait frappé, le bâtiment disparut tout bonnement ; un tiers du vaisseau anéanti en une seconde, tandis que le restant de sa carcasse allait valdinguer, expulsé par des explosions secondaires.
« C’était quoi, bon sang ? » marmonna Geary.
Le capitaine Desjani montra les dents. « Un champ de nullité. Il opère exactement comme l’indique son nom, en annulant provisoirement l’interaction qui maintient la cohésion des atomes.
— Vous blaguez ?
— Non. » Elle montra les débris du chasseur. « À l’intérieur du champ de nullité, le lien subatomique lâche. La matière se désintègre. »
Geary la fixa puis reporta le regard sur l’écran. La matière. Celle qui compose un vaisseau et celle dont est fait l’équipage. Désintégrée. Anéantie. Pas seulement morte, mais rendue au néant. « Tous les vaisseaux sont-ils armés d’un de ces champs de nullité ?
— Non. Uniquement les principaux, et pas tous. » Le sourire féroce de Desjani se dissipa. « C’est une arme assez nouvelle, à courte portée et longue à se recharger. Je sais pourquoi il l’a lancée à cet instant précis. C’était le seul moyen d’arrêter ce chasseur. Mais il ne pourra certainement pas s’en servir deux fois, et je doute que les vaisseaux les plus importants du Syndic le laissent s’approcher d’assez près pour lui permettre de les anéantir.