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« Nous venons de recevoir du Riposte un signal indiquant le déclenchement de l’autodestruction de son réacteur.

— Quel délai avant l’explosion ? » Geary eut du mal à reconnaître sa propre voix.

« Aucune certitude. Pareil pour l’intensité de la surcharge. Nous ignorons dans quelle mesure le réacteur a été préalablement endommagé.

— Compris. » Le Riposte était peut-être déjà détruit, tandis que la lueur de l’explosion n’avait pas encore atteint l’Indomptable. Il en aurait très bientôt la preuve. Geary se désintéressa un instant de la bataille en voyant les vaisseaux de l’Alliance s’enfoncer dans la zone spécifique du puits de gravité de l’étoile où les conditions rendaient possible la transition vers un espace de saut menant à d’autres étoiles, éloignées seulement de quelques semaines ou mois. « Le plan du commandant Cresida signalait que les vaisseaux d’aujourd’hui pouvaient effectuer le saut à 0,1 c.

— C’est exact, répondit Desjani. Les systèmes d’impulsion avaient déjà atteint cette capacité quand la découverte de l’hypernet a gelé les recherches dans ce sens.

— Parfait, déclara Geary d’une voix blanche. Aucun des nôtres n’aura donc à ralentir pour sauter. »

Le Titan était quasiment sur place, mais les vecteurs de mouvement des vaisseaux de tête du Syndic montraient qu’ils s’en rapprochaient frénétiquement. Son plus proche chasseur, celui qui avait péniblement réussi à dépasser le Riposte, explosa soudain en énormes débris, frappé par les spectres des escorteurs du Titan. D’autres vaisseaux du Syndic tentèrent futilement d’atteindre le gros bâtiment de l’Alliance mais ratèrent de peu son interception : ses escorteurs et lui disparurent au point de saut. Quelques vaisseaux de tête de la flotte ennemie, pour la plupart des unités légères, commencèrent de voler en éclats sous le feu nourri des bâtiments lourds de l’Alliance qui n’avaient pas encore sauté. Les chasseurs survivants du Syndic freinèrent, paniqués, et changèrent de trajectoire pour essayer d’endommager, sans se faire anéantir, un autre vaisseau de l’Alliance avant qu’il ne sautât.

Geary reporta le regard sur l’écran : le Riposte avait disparu. Une zone de débris et de gaz, qui s’élargissait au milieu de la flotte du Syndic à l’approche, marquait l’emplacement de sa destruction. Puissent les vivantes étoiles te guider et nos ancêtres t’accueillir, Michael Geary. Bon vent, jusqu’au jour où nous nous retrouverons là-bas. « À tous les vaisseaux. Sautez dès que possible. Je répète : À tous les vaisseaux, sautez dès que possible. Tout de suite. Tout de suite. »

Trois

L’espace du saut n’avait pas changé. Geary savait qu’il n’aurait pas dû s’y attendre (que représentait un siècle de vie humaine au regard de celle de l’univers ?), mais l’idée que les nouveaux systèmes de l’hypernet soient visibles dans le vide, tel un réseau de mailles, l’avait obsédé. Au lieu de cela, l’espace du saut ne présentait que le même sempiternel panorama infini d’un noir profond qui semblait constamment sur le point de virer à une grisaille encore plus lugubre. Quelques rares lueurs, répondant à une trame inintelligible et à des mystères encore non élucidés, éclaboussaient cette immensité.

« Les spatiaux affirment que ces lumières sont celles des demeures de nos ancêtres. »

Geary releva les yeux vers le capitaine Desjani, « Ils le disaient déjà de mon temps. » Il n’avait pas envie de parler mais s’y sentait contraint. Elle avait pris le temps de passer le voir dans la vaste cabine naguère attribuée à l’amiral Bloch, qui était désormais ses quartiers. Geary se garda bien d’ajouter que, depuis son sauvetage, il ne pouvait plus contempler la grisaille infinie de l’espace du saut sans avoir mal dans ses os, comme si le froid qu’ils avaient enduré durant son hibernation ne les avait jamais quittés.

Desjani fixa un instant l’écran avant de reprendre la parole : « Certains disent que vous êtes allé là-bas. Dans ces lumières. Que vous y attendiez que l’Alliance eût besoin de vous. »

Geary s’esclaffa, incapable de se retenir en dépit de la tension qu’il percevait dans son rire. « Si j’avais eu le choix en l’occurrence, m’est avis que je ne serais pas revenu.

— Eh bien, ils ne disent pas que vous avez choisi mais qu’on avait besoin de vous.

— Je vois. » Geary la regarda. Il ne riait plus. « Qu’en pensez-vous ?

— Vous voulez la vérité ?

— Je ne vous ai jamais demandé que ça. »

Elle sourit. « C’est vrai. Je crois que, si nos ancêtres devaient effectivement intervenir directement dans nos affaires et qu’ils ont fait le choix de vous rendre à cette flotte, ils ont très bien agi.

— Capitaine, au cas où ça ne vous aurait pas encore sauté aux yeux, je ne suis pas le Black Jack Geary dont on vous parle en classe.

— Non, répondit-elle. Vous êtes encore mieux.

— Quoi ?

— Je suis sérieuse. » Le capitaine Desjani se pencha et appuya sa phrase d’un geste. « Un héros légendaire peut sans doute être une source d’inspiration, mais il n’est guère utile quand on passe à l’action concrète. Je ne jurerais pas que le Black Jack Geary dont on m’a rebattu les oreilles aurait pu arracher cette flotte au système du Syndic. C’est ce que vous avez fait.

— Parce que vous me prenez tous pour Black Jack Geary !

— Mais vous l’êtes ! Sinon, tous ceux d’entre nous qui ont survécu seraient déjà en route pour les camps de travail du Syndic. Vous savez parfaitement que c’est vrai. Si vous ne vous étiez pas trouvé là, cette flotte aurait été anéantie. »

Geary fit la moue. « Vous partez du principe que nul ne serait intervenu. Vous ou le capitaine Duellos, par exemple.

— Les capitaines Faresa et Numos nous dépassent en ancienneté, le capitaine Duellos et moi. Ils ne nous auraient pas suivis. Quelques-uns auraient probablement envisagé de fuir jusqu’au point de saut, mais en trop petit nombre pour survivre au long voyage de retour. Non, la flotte se serait effondrée et ses vaisseaux se seraient éteints l’un après l’autre. » Desjani fit la grimace puis sourit encore. « Vous l’avez empêché. »

Geary haussa les épaules et changea de sujet de conversation : « Vous disiez avoir quelque chose pour moi.

— Oui. Nous avons reçu un message du commandant Cresida du Furieux. »

Il lui jeta un regard éberlué. « Transmis juste avant que nous ne sautions ?

— Non. Il y a un bon moment que nous avons mis au point un moyen de communiquer dans l’espace du saut. Nous ne pouvons pas transmettre de très lourds flux de données, mais au moins envoyer des messages simples.

— Oh. » Il rumina quelques instants son « il y a un bon moment » avant de se remémorer ce qui avait amené sa question. « Que nous veut le commandant Cresida ? » Desjani lui passa un carnet. Il jeta un coup d’œil dessus et lut le bref message. « Elle présente sa démission ? »

Desjani secouait la tête quand il releva les yeux. « Je n’ai pas lu le message, capitaine Geary. Il vous était adressé “personnellement”.

— Oh. » Il faut que je cesse de répéter ça. « Eh bien, c’est pourtant le cas. Elle souhaite démissionner à cause du Riposte. » Le seul énoncé du nom de ce vaisseau lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre.

« Mais vous aviez ordonné…

— Le capitaine du Riposte s’était porté volontaire », déclara Geary d’une voix que lui-même trouva blanche, « Non. Parce que le plan qu’elle a échafaudé exigeait, pour que le Titan pût faire le saut, le sacrifice d’un autre vaisseau. » Geary s’affala sur son siège ; il fixa le carnet en se demandant s’il avait besoin d’un autre coup de fouet chimique ou s’il réagissait seulement à la tension, parce qu’il songeait à ce qui avait mal tourné et au prix que ça leur avait coûté. Cresida a fait de son mieux. Alors que presque tous les autres restaient assis sur leur cul, déjà prêts à régler leurs propres obsèques, elle a proposé de s’atteler à ce plan. Michael Geary l’aimait bien, me semble-t-il. Et j’ai approuvé ce plan. Moi-même. « Il n’y avait pas, selon moi, d’autre solution pour sauver le Titan. Pas avec les atouts qu’elle avait en main. » Desjani le regardait sans rien dire. « Puis-je rédiger ma réponse là-dessus ?