— Oui. La plus courte possible, bien entendu. »
Geary prit le stylet et écrivit : Au commandant Cresida, du Furieux. Requête refusée. Vous gardez toute notre confiance. Respectueusement. John Geary.
Il tendit le carnet à Desjani, qui lui lança un regard inquisiteur. Geary lui signifia qu’elle pouvait lire. Elle s’exécuta, opina du bonnet puis sourit légèrement. « Exactement ce à quoi je m’attendais de votre part, capitaine. »
Geary la scruta ; il avait l’impression qu’un grand vide l’habitait. Quoi que je fasse, on l’interprète comme si on ne pouvait s’attendre qu’à cela de la part du légendaire Black Jack Geary. Ou de quelqu’un qui lui soit encore supérieur. Puissent nos ancêtres nous venir en aide ! Pourquoi refusent-ils donc de voir en moi celui que je suis réellement ?
Cela dit, que sais-je d’eux moi-même ?
Il jeta un autre regard à Desjani, en s’efforçant de la jauger comme s’il la voyait pour la première fois. « Quel est votre prénom, au fait ? »
Bref sourire. « Tanya.
— Il ne me semble pas avoir déjà connu une Tanya.
— Le prénom a été très populaire à un moment donné. Vous savez comment ça se passe. Un tas de femmes de ma génération le portent.
— Ouais. Les prénoms, ça va, ça vient, pas vrai ? D’où êtes-vous ?
— De Kosatka.
— Vraiment ? J’y suis passé. »
Elle lui jeta un regard incrédule. « Dans le système lui-même ou bien avez-vous atterri ?
— Atterri. » Les souvenirs se bousculaient dans sa tête et laissaient un arrière-goût agréable dans leur sillage. « J’étais encore aspirant. Mon vaisseau avait été envoyé à Kosatka dans le cadre d’une délégation de l’Alliance à un mariage royal. Une grosse affaire. Toute la planète était plongée en pleine hystérie collective et on s’est décarcassé pour nous plaire. Je n’ai jamais eu droit à autant de repas et de boissons gratuits. » Il lui sourit puis s’aperçut qu’elle ne voyait pas de quoi il parlait. « Ça n’est pas passé à la postérité, j’imagine.
— Euh… non. Il faut croire que non. » Elle sourit poliment. « Kosatka ne se passionne plus autant qu’avant pour la famille royale. »
Geary hocha la tête en s’efforçant de garder le sourire. « On oublie très vite, apparemment, les inoubliables magnificences d’antan.
— Toujours est-il que je ne suis pas persuadée que quelqu’un se souvienne encore de votre séjour à Kosatka. C’est très particulier. Ça vous a plu ? »
Son sourire recouvra sa sincérité. « Ouais. Je ne me souviens d’aucun paysage spécifique ni de rien d’approchant, mais la planète m’a paru très hospitalière. Très confortable. Certains de l’équipage parlaient même de revenir s’y installer après avoir pris leur retraite. » Il eut un rire contraint. « Mais je parie qu’elle a dû changer.
— Pas tant que ça. Je ne suis pas rentrée chez moi depuis longtemps, mais c’est encore ainsi que je m’en souviens.
— Bien sûr. C’est votre monde natal. » Ils gardèrent un instant le silence puis Geary exhala pesamment. « Alors, comment c’est, chez nous ?
— Capitaine ?
— Chez nous. L’Alliance. À quoi ressemble-t-elle aujourd’hui ?
— C’est… toujours l’Alliance. » Elle secoua la tête, soudain plus vieille et fatiguée qu’une seconde plus tôt. « Cette guerre a été très longue. On doit tellement investir dans l’armée, pour construire de nouveaux vaisseaux, de nouvelles défenses, de nouvelles forces terrestres. Et y envoyer tant de nos jeunes. Tous nos mondes avaient en commun cette richesse, mais elle s’est tarie. »
Refusant de la regarder, Geary fixa ses mains en fronçant les sourcils. « Parlez-moi franchement. Le Syndic est-il en train de l’emporter ?
— Non ! »
La réponse avait jailli si vite qu’il se demanda si elle ne reflétait pas une manière de credo plutôt qu’une analyse professionnelle. « Mais nous non plus, concéda-t-elle. C’est trop dur. Les distances impliquées, l’aptitude des deux bords à se remettre de leurs pertes en jetant de nouvelles forces dans la bataille, l’équilibre de l’armement. » Elle soupira. « C’est depuis longtemps le match nul. Le pat. »
Un pat. Ça semblait logique, pour ces mêmes raisons qu’avait avancées Desjani. Tant l’Alliance que les Mondes syndiqués étaient trop puissants pour être vaincus en moins de quelques siècles de guerre. « Pourquoi diable, aussi, les Mondes syndiqués ont-ils déclenché une guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner ? »
Desjani haussa les épaules. « Vous les connaissez. Un État corporatif, gouverné par des tyrans qui se flattent d’être les serviteurs du peuple qu’ils ont réduit en esclavage. Les mondes libres de l’Alliance représentaient une menace permanente pour les dictateurs des Mondes syndiqués : l’exemple vivant d’une société où un gouvernement représentatif et les libertés civiques pouvaient coexister dans une sécurité et une prospérité dont les Syndics ne pouvaient même pas rêver. C’est pour cette raison que la Fédération du Rift et la République de Callas ont fini par rejoindre les rangs de l’Alliance dans ce conflit. Si les Syndics parvenaient à écraser l’Alliance, ils fondraient ensuite sur tous les autres mondes encore libres. »
Geary opina. « La direction du Syndic a toujours redouté une révolte sur une de ses planètes. Est-ce pour cela qu’ils nous ont agressés ? Parce que faire de l’Alliance, de la séduisante alternative qu’elle représentait, une constante menace de guerre était la seule façon de garder le contrôle de ses masses ? »
Cette fois, Desjani se rembrunit légèrement puis haussa de nouveau les épaules. « J’imagine, capitaine. Pour être franche, la guerre a commencé il y a très longtemps. Je ne me suis jamais réellement penchée sur les circonstances exactes de son déclenchement. Tout ce qui importe à mes yeux, comme à ceux de tous les ressortissants de l’Alliance, bien entendu, c’est que les Syndics nous ont attaqués sans provocation de notre part. Ou plutôt de nos aïeux. Nous ne pouvons pas leur permettre d’en tirer profit.
— En ont-ils profité ? s’enquit Geary.
— Pas que je sache, répondit Desjani en affichant un sourire féroce qui s’effaça aussitôt. Nous non plus, d’ailleurs, inutile de le préciser.
— Personne n’en profitera et personne n’en sortira vainqueur. Pourquoi ne pas y mettre un terme, en ce cas ? Négocier ? »
Desjani tourna brusquement la tête pour le dévisager : « Impossible !
— Mais, si ni l’Alliance ni le Syndic ne peuvent l’emporter…
— Nous ne pouvons pas leur faire confiance ! Ils n’honoreraient pas leurs engagements. Vous le savez. L’attaque que vous avez enrayée il y a si longtemps était un coup de poignard dans le dos, une traîtrise que nous n’avions pas provoquée. Non ! » Elle secoua la tête, furieuse cette fois. « Avec des gens comme les Syndics, les négociations sont impossibles. Il faut les écraser pour interdire à leur malfaisance de s’étendre davantage et de se solder par le meurtre d’autres innocents. Quel qu’en soit le prix. »