Il détourna de nouveau les yeux en songeant aux épreuves qu’un siècle de guerre avait infligées, non seulement à l’économie mais aussi aux mentalités. Desjani a sans doute raison en affirmant que les raisons précises qui ont poussé les Syndics à l’agression voilà un siècle n’ont plus aucune importance. Mais il faudra me souvenir de vérifier quelque part pour découvrir quelles sont les causes exactes de cette guerre au lieu de m’en tenir tout bonnement à l’amoralité des chefs du Syndic. Point tant, d’ailleurs, qu’ils n’aient pas déjà amplement prouvé qu’ils étaient capables d’atrocités. L’amiral Bloch pourrait assurément témoigner de la futilité d’engager avec eux des négociations. Mais si aucun des deux camps ne peut l’emporter ni ne veut négocier, tous deux, bons ou mauvais, sont condamnés à mener une guerre éternelle. Geary reporta le regard sur Desjani et constata qu’elle l’observait à présent avec calme et assurance. Persuadée que je vais abonder dans son sens… Ne suis-je pas le légendaire Black Jack Geary ?
Desjani hocha la tête à cet instant précis, comme si elle lisait dans ses pensées. « Vous comprenez maintenant à quel point il est important que nous rentrions chez nous. Cette frappe sur la planète mère du Syndic aurait dû faire enfin pencher la balance de notre côté. Elle a échoué, mais si nous parvenons à rapporter chez nous la clef de leur hypernet et à la dupliquer, les Syndics se retrouveront confrontés à une situation intenable. Il leur faudra détruire leur propre réseau ou vivre avec la certitude que nous pouvons à tout moment et n’importe où le retourner contre eux. »
Geary lui rendit son hochement de tête. « Et, s’ils le détruisaient, l’Alliance pourrait déplacer ses forces tellement plus vite qu’elle réussirait sans cesse à les concentrer pour écraser tour à tour chacune de leurs places fortes, alors qu’ils s’échineraient à essayer de nous coincer. Ce serait déjà dans ce seul domaine un énorme avantage. Je ne peux qu’imaginer celui qu’en tirerait l’Alliance au plan économique. Pourquoi ont-ils pris le risque de nous livrer une de leurs clefs ? »
Desjani fit la grimace. « De leur point de vue, ce stratagème devait sembler imparable : nous faire miroiter, en guise d’appât, l’accès au système mère du Syndic, nous en offrir la clef par l’entremise d’un traître présumé puis nous tendre un piège si loin de chez nous que nous ne pourrions pas en réchapper. » Elle sourit. « Mais ils ignoraient que nous vous avions. »
Oh, au nom des vivantes étoiles ! Mais, puisqu’elle avait amené le sujet sur le tapis… « Comment m’avez-vous retrouvé ? Après tout ce temps ? Pourquoi pas plus tôt ? » Ces questions lui avaient déjà traversé l’esprit, bien entendu, mais, peu enclin à s’attarder sur les événements qui l’avaient coupé de sa propre époque pour le jeter parmi ces inconnus si familiers, il n’avait pas cherché à en connaître les réponses.
Desjani tapa sur la tablette qui les séparait et activa une image holographique montrant des systèmes stellaires. « Saviez-vous que vous pouviez faire ça ? Votre ultime combat… Excusez-moi… celui que nous avons cru le dernier s’est déroulé ici. » Elle montra une étoile que rien ne distinguait des autres. « Grendel. »
Geary hocha la tête et fit courir son doigt le long d’un alignement de soleils. « Une simple étape sur un itinéraire de transit normal. D’où le passage de mon convoi dans cette zone.
— Oui. Mais, en même temps, très proche de l’espace du Syndic, ce qui explique la présence avec ce convoi d’une escorte de routine. Correct ? » Geary opina, pendant que, de la main, Desjani montrait les étoiles au-delà. « Les Syndics pouvaient sauter droit dans le système de Grendel. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait quand ils vous ont attaqué. » Elle s’accorda une courte pause. « Ensuite, eh bien, j’ai cru comprendre que le système avait été sécurisé, mais que des vaisseaux des Syndics continuaient sans cesse d’en sauter puis d’y revenir dans l’espoir de pêcher d’autres cargaisons. Tout devait s’effectuer dans des conditions de combat, de sorte qu’à force les diverses batailles avaient laissé dans tout le système de plus en plus d’épaves et de carcasses à la dérive et qu’on avait fini par abandonner Grendel, en n’y maintenant que quelques systèmes d’alerte automatisés, chargés de nous prévenir de leurs intrusions. Sauter en toute sécurité par Beowulf, Caderock et Rescat semblait plus raisonnable que relever le défi de Grendel. » Nouveau haussement d’épaules. « Et, une fois l’hypernet installé, personne n’avait plus besoin de prendre cette peine. »
Geary fixait l’hologramme ; quand il songeait à toutes ces décennies durant lesquelles son module de survie avait erré dans un système solaire désert, où ne subsistaient plus que des épaves laissées par la guerre, le froid de l’espace lui faisait l’impression de suinter à travers les cloisons qui l’entouraient. « Mais vous l’avez traversé, vous.
— Oui. Nous devions sauter dans un système du Syndic où existait un portail de leur hypernet, et Grendel offrait un point de départ idéal. Isolé, tranquille, désert. » Elle passa lentement l’index à travers l’hologramme de l’astre solitaire. « Nos senseurs sont meilleurs qu’avant. Plus sensibles. Ils ont capté l’énergie qui alimentait votre capsule et la faible chaleur qu’elle engendrait. Il pouvait s’agir de la déperdition d’énergie d’un drone espion du Syndic, aussi avons-nous enquêté. » Elle fit la moue. « Les médecins de la flotte ont estimé qu’il ne vous restait plus, au mieux, que quelques années de survie avant épuisement total de l’énergie de votre module. »
Le froid le transperça, menaçant de geler son haleine dans sa gorge. « Je n’étais pas au courant.
— Ils ne sont pas censés vous maintenir si longtemps en vie, vous savez ? S’il a continué à fonctionner, c’est parce que vous étiez la seule personne à bord. Si un autre rescapé avait drainé avec vous son énergie pour rester en hibernation…
— Quel veinard je fais. »
Desjani rivait de nouveau son regard sur lui. « Ceux qui pensent que ce n’était pas une simple question de chance sont nombreux, capitaine Geary. Pour que vous vous retrouviez en vie à bord de ce vaisseau de guerre au moment précis où l’Alliance comptait sur vous, il a fallu une incroyable succession d’heureux hasards. Juste quand nous avions besoin de vous. »
Génial. Une preuve de plus, pour les croyants, que j’ai été envoyé par les vivantes étoiles pour… faire quoi ? S’attendent-ils « uniquement » à ce que je ramène cette flotte à bon port ou n’est-ce que le début de leur rêve ?
Comment leur expliquer ça autrement ? Et qu’arrivera-t-il quand ils s’apercevront, que je ne suis qu’un être humain faillible comme les autres, à qui le destin a joué une succession de tours pendables ?
Geary se rendit compte qu’elle le dévisageait avec inquiétude. « Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?
— Non ! C’est juste que… vous êtes resté longtemps silencieux à fixer le néant. Je commençais à me faire du mouron. »
L’effet de la dernière fournée de médocs devait commencer à faiblir, à moins que les récents événements n’aient eu aussi raison de leur efficacité. « J’ai besoin de me reposer un peu, je crois.
— Vous n’avez aucune raison de vous en priver. La durée de transit par saut jusqu’à Corvus est de trois semaines. Largement le temps de vous rétablir. » Desjani afficha un bref instant une mine coupable. « Les médecins de la flotte aimeraient vous revoir le plus tôt possible. J’étais censée vous en faire part. »