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Je n’en doute pas. Et vaut-il mieux les éviter ou aller les trouver ? « Merci. Et merci aussi pour tout le reste, Tanya. Je suis content d’être sur l’Indomptable. »

Stupéfiant comme un sourire pouvait changer le visage de Desjani. « Tout comme moi, capitaine Geary. »

Il resta un long moment assis après son départ, incapable de puiser en lui l’énergie mentale et physique nécessaire à une autre activité. Trois semaines jusqu’à Corvus. Pas si long que ça, sans doute, mais une éternité pour une flotte de vaisseaux dont l’avenir donnait encore récemment l’impression de se limiter à soixante minutes.

On avait renouvelé la literie à un moment donné, lui épargnant ce dilemme : appeler au secours pour demander qu’on change ses draps ou dormir dans ceux de l’amiral Bloch. Il dormit longtemps, d’un sommeil agité et peuplé de rêves très vifs dont il ne se rappelait plus rien à ses brefs réveils.

Il finit par se lever, incapable de retrouver le sommeil dans le brouhaha étouffé du travail quotidien à bord de l’Indomptable, qui lui parvenait au travers des cloisons de sa cabine mal insonorisée. Soulagé de se sentir un peu moins faible, il fouilla dans les compartiments en s’efforçant d’ignorer tout ce qui ressemblait à un effet personnel de l’amiral Bloch, et finit par découvrir des barres énergétiques encore empaquetées qui, autant qu’il pût en juger, devaient être aussi âgées que lui-même.

Mais il était encore loin de savourer ce qu’il avalait, et ces rations feraient un petit-déjeuner parfaitement suffisant.

Quoi, maintenant ? Il jouissait désormais d’un grand luxe de loisirs. La flotte de l’Alliance passerait plusieurs semaines dans l’espace du saut. Il pourrait enfin découvrir ce qui s’était passé depuis qu’il était entré dans son module de survie avant d’entamer son long siècle de sommeil. À en croire ce qu’il avait déjà vu et entendu, le plus clair de l’histoire récente ne ferait sans doute pas une lecture bien plaisante, mais, s’il souhaitait comprendre ces inconnus qu’on avait brutalement placés sous son commandement, il devait impérativement s’informer.

Ainsi qu’il s’avéra, la version moderne du Manuel du spatial contenait ce qui ressemblait à un résumé assez convenable des événements survenus depuis son « dernier combat ».

Il sauta hâtivement le compte rendu de son ultime bataille. Les louanges, même de routine, l’avaient toujours mis mal à l’aise, si bien que la lecture d’un récit hagiographique de ses exploits faillit lui flanquer la nausée. D’autant que des officiers aussi expérimentés et équilibrés que le capitaine Desjani semblaient persuadés que les vivantes étoiles l’avaient envoyé pour sauver l’Alliance.

Mais, alors qu’il s’apprêtait à lire ce qui suivait la narration du « dernier combat de Black Jack Geary », il s’arrêta net sur la date. Vieille de près d’un siècle. Pour moi, tout cela me fait l’effet d’être arrivé voilà moins de deux semaines. Je m’en souviens si nettement. Je me rappelle la bataille, mon équipage montant dans les modules de survie pendant que mon vaisseau était déchiqueté tout autour de moi et que la camarde ricanait déjà, perchée sur mon épaule. Ça ne fait jamais que deux semaines. Pour moi.

Ils sont tous morts. Ceux qui ont trépassé à bord comme ceux qui ont réussi à s’échapper. Ça revient au même, maintenant. Et même les enfants de ces rescapés sont morts. Il ne reste plus que moi.

Il baissa la tête et, pendant un bon moment, ne put penser qu’à son seul chagrin.

Geary finit par lire toute l’histoire et se rendre compte qu’elle était un compte rendu inlassablement optimiste des batailles perdues ou gagnées, et qu’elle parvenait même à faire passer pour les étapes d’un plan plus vaste ce en quoi il voyait plutôt des défaites. Mais c’était l’histoire officielle. Ce que lui avait dit le capitaine Desjani (en parlant d’un match nul qui se poursuivait de décennie en décennie) sautait aux yeux dès qu’on lisait entre les lignes. Plus on se rapprochait du présent, plus les exhortations au patriotisme semblaient devenir criantes, signe certain, selon Geary, d’un moral perçu comme défaillant.

Le Manuel du spatial avait toujours été conçu pour enseigner les rudiments, de sorte que sa teneur ne pouvait guère étayer la conviction de Geary selon laquelle les officiers et les matelots de la flotte de l’Alliance étaient en moyenne très jeunes et leur entraînement réduit au strict minimum. Mais, en sa qualité de commandant de la flotte, il pouvait accéder à tous les dossiers personnels qu’il souhaitait consulter, et ceux qu’il compulsa au hasard lui apprirent tous la même chose : la majeure partie du personnel de la flotte n’avait qu’une expérience douloureusement limitée. Quelques-uns, mais ce n’était qu’une infime minorité, avaient survécu assez longtemps, grâce à leur bonne étoile ou à une aptitude innée, pour savoir réellement ce qu’ils faisaient. Toutes ces grandes victoires célébrées par le récit qu’il venait de lire avaient manifestement prélevé un lourd tribut. Et, bien que l’histoire officielle ne reconnût aucune défaite, Geary pressentit qu’elles n’avaient pas manqué, elles non plus, de coûter très cher en vies humaines.

Il se demanda comment des officiers comme les capitaines Numos et Faresa avaient pu rester en vie quand tant d’autres avaient trouvé la mort. Il ne les avait pas côtoyés bien longtemps, c’était entendu, mais ils ne lui avaient pas fait l’effet d’être particulièrement doués. Il les soupçonnait de ressembler à certains officiers qu’il avait connus de son temps, de ceux qui se débrouillent toujours pour faire prendre à autrui tous les risques et s’évertuent à préserver leur image tout en évitant toute initiative qui pourrait nuire tant à cette image qu’à leur petite santé. Mais il n’en avait pas la preuve, de sorte que, pour l’heure du moins, il devrait se contenter de tenir Numos et Faresa à l’œil, dans l’espoir que l’un ou l’autre confirmerait ou infirmerait ses soupçons.

Après avoir tergiversé autant qu’il le pouvait, Geary se ceignit les reins et afficha le dossier personnel du commandant Michael Geary. Ainsi qu’il s’en était douté, et comme le prouvait la manière avec laquelle il avait manœuvré son vaisseau lors de son dernier combat, son arrière-petit-neveu faisait partie des officiers chevronnés et expérimentés rescapés. Et ce n’était pas parce qu’il s’était défilé, bien au contraire. Toute sa vie durant, il s’était efforcé de se montrer à la hauteur de l’héroïsme de Black Jack Geary. Il avait finalement atteint ce but en tombant au combat.

Une foule d’amateurs et une poignée de rescapés. Non… tous étaient des survivants… les survivants d’un conflit qui durait depuis très, très longtemps, entrecoupé de cessez-le-feu manifestement consentis de part et d’autre pour la seule raison que les deux camps devaient se réarmer après avoir subi des pertes particulièrement lourdes.

Il faut que je parle à ces gens. Geary fixait la porte de sa cabine, réconforté par la protection qu’elle lui offrait mais, en même temps, conscient qu’il ne pouvait pas se terrer plus longtemps. Je dois apprendre à les connaître, vérifier jusqu’à quel point ils sont capables de résister à la pression. Si j’en juge par ceux que j’ai déjà rencontrés, ils tiendront encore un moment grâce à cette confiance irrationnelle qu’ils ont en moi, mais qu’arrivera-t-il si je me fourvoie trop souvent, si je leur fais clairement comprendre que je ne suis pas le Black Jack Geary de la légende, mais seulement le commandant John Geary, promu capitaine après sa « mort » et pas bien sûr de savoir comment il doit s’y prendre pour les ramener chez eux en vie ? Que se passera-t-il ?