— Cette déclaration n’est en rien rassurante. Le retour de ces vaisseaux dans 1 espace de l’Alliance est d’une importance cruciale, tant pour cette dernière que pour la République de Callas et la Fédération du Rift.
— J’en suis conscient, madame la coprésidente.
— Nous devons éviter de perdre d’autres bâtiments. »
Geary la fusilla du regard. « Madame la coprésidente, contrairement à ce que vous semblez croire, je n’ai pas l’habitude de dilapider les vaisseaux et la vie de mes hommes comme de la menue monnaie ferraillant au fond de mes poches. » Il plissa les yeux, mais Rione garda un instant le silence. « Je n’ai pas l’intention de chercher l’affrontement. J’ignore si les Syndics seront en mesure de nous imposer un tel engagement. Mais, quoi qu’il arrive, je ferai de mon mieux pour augmenter nos chances. »
Rione laissa perdurer un instant le silence avant de répondre. « On peut difficilement prendre ça pour une promesse, capitaine Geary.
— Je ne fais aucune promesse que je ne peux pas tenir. Je ne suis pas en mesure de maîtriser les réactions des Syndics et j’ignore quelles situations il nous faudra affronter. Vous êtes certainement assez au fait des réalités militaires pour comprendre qu’il faut parfois mettre en danger nos unités.
— Telles que le Riposte ? »
Il lui jeta un regard noir. « Oui », lâcha-t-il, la voix rauque.
Rione, au lieu de répondre aussitôt, donna l’impression de le jauger du regard. « Très bien, capitaine Geary. Je dois cependant ajouter que, en ce qui concerne le Riposte, je me suis montrée négligente. » Elle inclina légèrement la tête vers lui. « Puis-je vous présenter, personnellement et officiellement, au nom de la République de Callas, mes condoléances pour ce deuil qui affecte votre famille, et vous remercier du sacrifice de votre parent ? »
Il contempla le plancher le temps de se composer un visage puis lui rendit sa courbette. « Merci, madame la coprésidente. J’ignorais que vous étiez informée de mes liens familiaux avec le commandant du Riposte. » Il était conscient de la raucité de sa voix mais savait aussi qu’il n’y pouvait strictement rien.
« Oui. J’aurais dû vous exprimer ma sympathie beaucoup plus tôt. Veuillez me le pardonner.
— Ce n’est pas grave. » Il se redressa et inspira profondément. « Il y a eu d’innombrables sacrifices. » Rione n’affichait toujours pas une mine amicale, mais elle donnait l’impression d’être un peu plus chaleureuse. Cela dit, parler du défunt était la dernière chose qu’il avait envie de faire, aussi changea-t-il de sujet de conversation sans craindre de se trahir trop ouvertement. « Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’aimerais connaître votre avis sur un problème. » Il détacha son regard de Rione, se concentra sur les commandes de la console et activa de nouveau un hologramme des étoiles. « Nous allons sortir du saut ici, à l’intérieur du système de Corvus. Nous le traverserons rapidement, en amassant toutes les provisions dont nous pourrons nous emparer dans le temps qui nous sera imparti. »
Il montra du doigt le point d’émergence puis tourna l’index vers un autre secteur. « Voici les points de saut à partir du système de Corvus. Trois destinations possibles s’offrent à nous. » Il surligna une étoile. « Yuon en fait partie, et elle est assez proche sur notre route, par un itinéraire menant tout droit à l’espace de l’Alliance. » Une autre étoile s’éclaira. « Voss, qui s’enfonce un peu plus profond dans celui du Syndic, dans le sens diamétralement opposé. » Troisième étoile. « Caliban, ce qui revient plus ou moins à nous faire longer l’espace du Syndic de l’intérieur, mais d’où nous pourrons sauter vers quatre autres étoiles. » Il s’interrompit. « À la place des commandants du Syndic, laquelle de ces trois destinations vous attendriez-vous à nous voir choisir, coprésidente Rione ? »
Elle n’hésita pas une seconde. « Yuon.
— Parce que ?
— Nous fuyons, capitaine Geary. La flotte fuit pour sauver sa peau. Et Yuon nous offre le plus court trajet vers chez nous. Moins rapide, certes, que l’hypernet. Mais beaucoup plus que les deux autres branches de l’alternative. »
Il reporta le regard sur l’hologramme en se frottant la joue. « Le choix ne vous semble-t-il pas un peu trop évident ? Si flagrant que la flotte du Syndic hésite à s’y engouffrer pour nous y attendre ?
— Je répète : notre flotte fuit le système mère du Syndic. Nous sommes en territoire hostile. Continuer de fuir reste la seule solution raisonnable.
— D’accord. J’admets que nous devons fuir. Nous devons aussi éviter d’être rattrapés, ce qui nous oblige à nous écarter de tout itinéraire évident.
— Théoriquement, oui. Mais les réalités de notre situation limitent nos choix. Les Syndics se douteront que vous voudrez gagner Yuon, capitaine Geary. »
Il lui fit un sourire entendu. « Mais je ne veux pas gagner Yuon, madame la coprésidente. »
Elle se raidit et il vit ses yeux se glacer. « Voss ! Vous comptez vous enfoncer de nouveau dans le système mère du Syndic, puis sauter encore une fois en espérant surprendre ses défenses, tandis que la flotte qui nous poursuit… »
Geary montra ses deux mains, les paumes ouvertes tendues devant lui. « Non.
— Non ? » Elle fit un pas de côté comme pour le contourner prudemment et le scruta.
« Non. Dans un monde idéal, peut-être. » Dans un monde idéal, nous ne fer ions pas la guerre depuis un siècle. « Mais je suis en mesure de lire les rapports d’avarie de nos vaisseaux, de faire le total des munitions que nous avons dépensées et de connaître l’état de nos stocks de vivres et de fournitures. Tout comme d’établir l’aptitude de la flotte à mener une autre bataille décisive. » Il secoua la tête. « Ce serait prendre un risque démentiel.
— J’en conviens. » Rione s’était exprimée cauteleusement, comme si elle s’attendait encore à un nouveau piège de sa part.
« Mais les Syndics devront parer aussi à ce risque, pas vrai ? Envoyer vers Voss une flotte capable de nous barrer la route, autrement dit, tout en maintenant à portée de main des renforts pour leur système mère. Juste au cas où je serais cinglé, ajouta-t-il sèchement. Ce qui les conduira à diviser et affaiblir la flotte qu’ils ont lancée à nos trousses.
— Vous visez donc bel et bien Yuon ?
— Non. Je veux aller à Caliban.
— Caliban ? » De Geary, le regard de Rione se reporta sur l’hologramme. « Qu’est-ce que Caliban peut bien nous offrir ?
— Du temps et une plus grande sécurité. » Il brandit encore la paume pour prévenir toute objection. « Je sais que le temps joue aussi contre nous. Mais la flotte jouira d’un délai plus long pour se rétablir. Nos auxiliaires sont en train de fabriquer de nouvelles munitions, lances de l’enfer et spectres, et nous embarquerons à Corvus, du moins je l’espère, des matériaux pour en fabriquer d’autres. Nous réparerons d’autres avaries. Certes, une fois qu’on aura gagné Caliban, la route sera longue pour rentrer. Et nous manquerons désespérément de provisions, de sorte qu’il nous faudra trouver sur place ce dont nous aurons besoin. Mais nous aurons là-bas le choix, pour notre saut suivant, entre deux étoiles propices : un gros risque ou la sécurité. Ce qui contraindra les Syndics à surveiller quatre positions éloignées, même s’ils ont réussi à localiser la flotte entre-temps. »
Rione opina, la mine pensive. « Et qu’en est-il de cette plus grande sécurité ? »
Il montra de nouveau les étoiles. « Nous avons subi une défaite et les Syndics sont désormais, de très loin, supérieurs en nombre. Mais celui des vaisseaux de leur flotte n’est pas illimité. Plus elle se divise pour tenter de nous rattraper, plus nos chances seront grandes si elle y parvient. Ici, déclara-t-il en montrant Yuon. Ils devront poster assez de vaisseaux ici pour nous infliger davantage de dommages si jamais nous décidions de traverser ce système. Mais ils devront aussi en poster dans celui de Voss pour parer à cette éventualité. Et il leur faudra, en même temps, continuer d’exercer une pression sur nous, c’est-à-dire lancer à nos trousses, vers Corvus, un détachement assez puissant.