— Dans quelques heures, nous ferons s’écrouler le toit de son QG sur sa tête, répondit jovialement Desjani.
— Peut-être. D’ici là, rien ne m’empêche de tenter de ramener ce crétin à la raison. » Il faillit sourire en voyant l’expression de Desjani. « Ne vous inquiétez pas. Je ne compte pas le supplier.
— Je n’ai pas…
— Ne vous faites pas de bile. Permettez-moi d’envoyer moi-même ce message. » Il s’interrompit pour mettre un peu d’ordre dans ses idées puis composa la séquence adéquate. « Ici le commandant en chef John Geary de la flotte de l’Alliance. Nous venons d’entrer dans le système de Corvus et nous sommes prêts à accepter votre reddition », annonça-t-il, sans que lui échappât l’ironie de sa demande, le commandant en chef du Syndic ayant prononcé quasiment les mêmes termes quelques semaines plus tôt. « Comme vous pouvez en juger par nos vecteurs de direction, nous venons du système mère des Mondes syndiqués. Notre travail là-bas est achevé. » Geary s’était efforcé d’instiller dans cette affirmation fallacieuse toute l’arrogance du vainqueur requise. S’il en déduisait que l’Alliance avait frappé son système mère, le commandant du Syndic n’en serait que davantage terrifié. « Nous attendons de toutes les forces armées des Mondes syndiqués et de toutes les troupes locales qu’elles déposent les armes, cessent toute résistance et désactivent tous leurs systèmes de défense. Que nous disposions d’assez de puissance de feu pour appuyer notre requête et que toute résistance de votre part serait incongrue devrait vous crever les yeux. Votre refus ne pourrait se solder que par la mort inutile de nombre de vos combattants et de graves dommages infligés aux installations de ce système. J’attends en retour une réponse affirmative. »
Il se rejeta en arrière, se tourna vers Desjani et haussa les épaules. « Si ça ne suffit pas à le persuader…
— Une lance de l’enfer s’en chargera, acheva Desjani.
— Ouais. S’il faut en passer par là. » Il fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Toujours pas de mouvement du côté des corvettes, du moins jusqu’à il y a dix minutes. Intéressant. Elles se contentent de garder la même position orbitale par rapport à la base du Syndic.
— L’ennemi compte peut-être les employer à la défense du périmètre de sécurité de la base.
— Il serait parfaitement stupide de leur assigner un poste de défense statique, même si nous ne les surpassions pas formidablement en nombre. » Il étudia l’image. « Il doit y avoir une autre raison, mais…
— Croiseur du Syndic détecté en orbite autour de la quatrième planète, annonça la vigie.
— Un seul ? » Geary regarda se dérouler le rapport sur l’écran. Il ne reconnut pas la classe du vaisseau, mais le système le déclarait d’une facture obsolète. « Ces spécifications sont exactes ? »
Sur la passerelle, une douzaine de personnes s’empressèrent de vérifier. « Oui, capitaine, répondit Desjani en leur nom.
— Wouah ! Regardez-moi le système de propulsion de cet appareil ! Pourquoi affecter une telle puissance à un croiseur léger ? »
Desjani examina les données en se renfrognant. « On n’en sait rien. On n’avait pas encore rencontré un vaisseau de cette conception et on ne le connaissait que par des sources de renseignement. Ils n’en ont construit que quelques-uns, apparemment, et, s’ils ont vu le feu, l’écho n’en est jamais arrivé jusqu’à nous. »
Geary hocha distraitement la tête en se disant qu’une telle lacune dans les données ne pouvait avoir qu’une raison : les forces de l’Alliance engagées dans un tel combat avaient été taillées en pièces. Mais le croiseur léger n’était pas très lourdement armé. Le seul os, c’était cet énorme, époustouflant système de propulsion. J’espère n’avoir jamais à m’inquiéter de ce qu’il cache. Si le commandant du Syndic se rend, je pourrai toujours poser des questions. Sinon, ce croiseur ne sera plus, quand nous l’aurons transpercé d’un million de trous, qu’un monceau de débris flottant en formation serrée. « Le croiseur et les corvettes continuent d’orbiter autour de la planète. C’est bon signe.
— Quoi qu’il en soit, ils feront des cibles plus faciles. »
Une autre heure s’était encore écoulée quand la réponse du commandant du Syndic leur parvint. « J’ai reçu votre dernière communication, déclara l’officier supérieur à l’uniforme élimé. Instructions relatives au combat en vigueur pour les flottes syndiquées, article 7 : interdiction de se rendre. L’article 9 exige que toutes les installations militaires soient défendues de la façon la plus vigoureuse possible. Le 12 précise qu’il n’existe aucune exception aux 7 et 9. Je dois donc de nouveau décliner votre requête. »
Geary resta un bon moment à fixer l’écran. « Comment peut-on être à ce point stupide ?
— C’est un bureaucrate, capitaine Geary, répondit la coprésidente Rione. Regardez-le. Écoutez-le. Il ne vit que pour appliquer le règlement, qu’il ait ou non un sens. » À son ton, on sentait que Rione avait rencontré plus que son lot d’individus de cette sorte.
Geary faillit éclater de rire tellement c’était grotesque. Un bureaucrate. Un type qui a dû passer toute sa carrière à s’assurer que la moindre ordonnance émise des décennies plus tôt et à des années-lumière soit appliquée à la lettre jusqu’au plus menu codicille. De ceux qui se persuadent que se conformer à chaque règle, si infime soit-elle, reste le plus important. Qui d’autre aurait pu se retrouver à la tête d’un système que la guerre ne devait censément jamais toucher ? Qui d’autre aurait souhaité garder ce commandement, une année vide de sens après l’autre ?
Puis les conséquences de la stricte application par ce fonctionnaire des articles 7, 9, et 12 des « instructions relatives au combat en vigueur pour les flottes syndiquées » se rappelèrent à lui. Pour lui imposer une reddition, il allait devoir tuer un nombre important d’hommes servant sous les ordres de ce pinailleur. Puisse-t-il crever !
Il pressa haineusement les commandes de son circuit de communication. « Au commandant du Syndic dans le système de Corvus. Votre seul choix est de vous rendre. Si vous nous contraignez à anéantir vos défenses, je vous promets de faire tout mon possible pour vous faire partager ensuite le sort de votre personnel tombé en première ligne. » Il coupa la communication puis se tourna vers le capitaine Desjani. « Demandez au personnel de vos transmissions d’adresser un message directement aux corvettes et au croiseur, en leur expliquant que nous acceptons leur reddition. » Desjani laissa transparaître sa désapprobation une seconde puis hocha la tête et donna des instructions en ce sens. Calmez-vous, Tanya Desjani. Il n’y a pas de gloire à écraser des gens qui n’ont aucune chance de l’emporter.
Avant que la flotte fût assez proche de la base pour s’en prendre à ses défenses, il s’en fallait encore de trois heures. Le regard de Desjani dériva vers la section de l’écran montrant les croiseurs de combat amassés autour du point d’émergence et Geary n’eut aucun mal à lire dans ses pensées. Les vaisseaux de Duellos et Tulev aspiraient à un bain de sang, mais l’Indomptable allait manifestement se contenter de la capitulation de quelques appareils caducs. Ça ne lui plaisait pas.
Les vaisseaux de la flotte de l’Alliance s’enfonçaient de plus en plus profond dans le système de Corvus, tandis que les autres dérivaient lentement (à une vitesse et avec une précision variant largement de l’un à l’autre) vers la position qu’ils devaient occuper par rapport au vaisseau amiral, que les images décalées dans le temps des corvettes du Syndic continuaient de trépigner autour de leur base, et son croiseur léger d’orbiter, apparemment, autour de la quatrième planète ; Geary assistait à tout cela avec une irritation croissante. Il entreprit de noter tous les vaisseaux de l’Alliance qui lambinaient pour gagner leur poste dans la nouvelle formation, mais ne tarda pas à reporter son attention sur ceux qui, au contraire, l’occupaient avec une relative promptitude. Les cancres étaient tout bonnement trop nombreux pour qu’on les suivît individuellement à la trace, et les bons élèves désespérément trop rares.