Les unités de tête de la flotte étaient censées adopter une formation en gigantesque rectangle dont le côté ferait face à l’ennemi ; et son corps principal, à son tour, devait se disposer derrière elle en un quadrilatère encore plus vaste, tandis que les vaisseaux d’entretien et leurs escorteurs formeraient un cube encore au-delà. Deux cubes plus petits se tiendraient de part et d’autre pour interdire à l’ennemi d’attaquer par les flancs.
Au lieu de cela, l’essaim hétérogène des vaisseaux de l’Alliance lui faisait l’effet d’un coin distordu dirigeant sa face obtuse vers l’ennemi.
Une alarme se mit à clignoter, tandis que des symboles surgissaient sur l’écran. Geary retint son souffle ; l’Indomptable captait l’un après l’autre des vaisseaux du Syndic jaillissant au point d’émergence. Modernes et rapides. Il était conscient d’assister à des événements déjà vieux de dix minutes mais n’en ressentit pas moins une montée d’adrénaline. Et la résistance qu’avaient pu leur opposer ses croiseurs n’était pas moins ancienne.
À peine eut-il le temps de prendre note de la présence d’un escadron d’avisos du Syndic autour d’un simple croiseur lourd qu’il vit le tir nourri des bâtiments de Duellos et Tulev les réduire en lambeaux pratiquement à bout portant. Quelques instants plus tard, les assauts répétés de l’Alliance éventraient les défenses du croiseur lourd et le criblaient de missiles avant même qu’il n’eût réussi à tirer plus de quelques rafales, aisément absorbées par les boucliers des deux croiseurs de combat. Presque aussitôt après cet aperçu en visuel de l’affrontement, les deux croiseurs lui faisaient parvenir des rapports confirmant ce qu’il avait vu.
Il patienta, mais rien ne lui fut transmis ensuite. Sans doute ces chasseurs avaient-ils été sacrifiés, envoyés au cas, hasardeux, où la flotte de l’Alliance aurait continué de fuir, prise de panique, sans chercher à défendre le point d’émergence.
Sacrifiés. Geary avait toujours trouvé le terme abominable et l’idée encore plus hideuse. Apparemment, les Syndics ne partageaient pas son opinion.
Autour de lui, sur la passerelle de l’Indomptable, des acclamations avaient éclaté au spectacle du massacre de la flottille du Syndic. Le vacarme lui porta sur les nerfs et il chercha subitement sur quoi déverser sa rage. Il pianota de nouveau sur le circuit des communications : « À toutes les unités qui n’ont pas encore rejoint la formation de combat Alpha six, veuillez accélérer le mouvement. »
Desjani lui lança un regard étonné puis dissimula promptement sa réaction. Mais le capitaine de l’Indomptable n’avait pas de mouron à se faire. En sa qualité de vaisseau amiral, donc d’unité autour de laquelle tous les autres vaisseaux devaient occuper une position prédéfinie, l’Indomptable serait regardé comme le pivot inamovible de la formation dès que Tordre serait donné. « Croyez-vous qu’il s’agissait de toute la meute ? » s’enquit-elle, si prestement que Geary se convainquit qu’elle essayait de changer de conversation.
Comment diable le saurais-je ? aurait-il aimé rétorquer. Il se contenta de réfléchir un instant à sa question. « Je pense. S’ils avaient eu l’intention d’en envoyer d’autres, pourquoi laisser un intervalle aussi considérable entre leurs irruptions respectives ? » Il marqua une pause. « Toutefois, ce n’était pas un bien gros détachement. Ils auraient dû être en mesure de lui faire traverser l’espace du saut juste derrière nous.
— Ils n’avaient qu’une heure de retard sur nous. » Elle parut réfléchir puis hocha la tête. « Ils ont hésité puis envoyé ce petit détachement au cas où ils nous auraient trouvés impréparés. »
Hésité ? Oui. Geary lui rendit son hochement de tête. « Juste de quoi pouvoir annoncer à leurs supérieurs qu’ils continuaient obstinément de nous traquer. Une flottille assez conséquente pour que ça ait l’air sérieux, mais pas assez pour en regretter la perte. » Et tant pis pour l’équipage de ces vaisseaux que ses chefs se moquaient de sacrifier.
« Oui. La vie humaine ne représente rien pour eux. » Desjani, la voix plate, regardait Geary droit dans les yeux.
« Compris. » Il faudra que je me souvienne de ne pas méjuger le capitaine Desjani. Elle agit toujours pour ce qu’elle estime de bonnes raisons. Geary étudia son écran en se mordant les lèvres. Si ce détachement représentait effectivement la totalité de la flotte du Syndic lancée à leurs trousses, il pouvait ordonner sans crainte aux croiseurs de combat de rejoindre la formation. Mais les Syndics auraient fort bien pu délibérément choisir d’établir un intervalle entre deux vagues de poursuivants dans le seul dessein de leurrer leur proie en lui laissant croire qu’ils s’en tiendraient là, du moins pendant un certain temps. Cela dit, les croiseurs se trouvaient déjà à dix minutes-lumière du reste de la flotte. Soit dix minutes de délai de transmission. Dix minutes avant que Geary sache si ces bâtiments étaient en danger. Et une heure au moins s’écoulerait avant qu’il ne puisse leur porter secours. Chaque seconde qui passait les éloignait davantage. « Capitaine Duellos, capitaine Tulev, ici le capitaine Geary. Faites reprendre position à vos vaisseaux dans la formation Alpha six. »
Dix minutes encore avant que Duellos et Tulev ne reçoivent son message. Ils devraient ensuite accélérer et entreprendre une longue course pour rejoindre la flotte. Il se passerait plusieurs heures avant qu’ils n’aient retrouvé la formation.
Mais, à ce qu’il paraissait, les croiseurs auraient atteint ce but bien avant les autres vaisseaux. Au lieu d’adopter la formation en rectangles requise, la flotte de l’Alliance donnait l’impression de venir grossir encore, précipitamment, l’extrémité la plus épaisse du cône, celle qui faisait face à la base du Syndic.
Que diable se passe-t-il ? Geary élargit le champ de son écran pour voir si, en s’appesantissant sur les détails, il ne ratait pas quelque chose hors cadre. Non. Ça restait absurde. Seules les unités les plus lentes, comme le Titan, semblaient gagner la position qui leur était affectée. Et le Titan, blessé, n’avait d’ailleurs pas le choix ; il traversait lentement le système dans le sillage des bâtiments les plus rapides.
Geary ne prit que graduellement conscience du fait que le Titan était douloureusement isolé. « Où sont passés les bâtiments qui sont censés servir au Titan de protection rapprochée ? » Il élargit encore le champ. « Tous les vaisseaux de soutien qui accompagnent la flotte sont privés de leur escorte. Bon sang, où sont les escorteurs des auxiliaires ? » Nul, sur la passerelle de l’Indomptable, ne lui répondit.
Peu enclin à céder à ce qu’il considérait comme un accès de mauvaise humeur contraire à la clairvoyance professionnelle, il s’interdit d’incendier de nouveau les vaisseaux les plus lents. Mais, pour les escorteurs désignés, reprendre la formation aurait dû, normalement, être une manœuvre aussi simple que rapide. S’ils avaient effectivement piqué vers leur position, ils devraient dès à présent l’occuper. De la négligence pure et simple… Négligence ? Ou bien tout à fait autre chose ? Il jeta un dernier regard à l’étirement de sa flotte dans l’espace puis élargit encore le champ pour placer les deux corvettes du Syndic dans le cadre.