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La première mesure à prendre était de s’assurer que le croiseur léger eût d’autres chats à fouetter. « À tous les vaisseaux des huitième et onzième escadrons de croiseurs : pourchassez ce croiseur léger du Syndic. » Plus de vaisseaux qu’il n’en fallait, sans doute, mais il n’aurait su dire combien d’unités de ces deux escadrons se trouvaient assez proches du croiseur du Syndic pour l’inquiéter. Il se pouvait fort bien qu’aucun ne fût en mesure de l’éliminer avant qu’il n’atteignît le Titan, mais, si Geary parvenait à le ralentir, ils pourraient toujours jouer un rôle. « À toutes les autres unités : engagez le combat avec le croiseur léger s’il passe à distance de tir. »

Il consacra quelques instants à observer les corvettes. Après avoir protégé le lancement du courrier, elles avaient pivoté pour prendre la fuite. Geary secoua la tête. Elles sont trop lentes et elles ont attendu trop longtemps. Des vaisseaux de l’Alliance arrivaient déjà sur elles, à moins d’une demi-heure, et elles étaient totalement incapables d’accélérer. « Capitaine Desjani, veuillez informer ces deux corvettes que, si elles refusent de se rendre immédiatement, elles seront certainement anéanties.

— Oui, capitaine Geary. » Desjani, cette fois, garda ses commentaires pour elle.

En haut de l’hologramme et un peu de côté, le courrier du Syndic avait d’abord compté sur sa vitesse et l’incertitude relativiste pour passer sous le nez des vaisseaux de l’Alliance qui lui fonçaient dessus, mais un destroyer de la flotte avait profité de l’aubaine que lui offrait sa position pour surgir par en dessous et réaliser une parfaite interception. Geary ne bénéficia que d’une brève seconde pour se rendre compte qu’il n’avait laissé au courrier aucune chance de se rendre avant que le destroyer n’ouvrît le feu et ne fit danser ses lances de l’enfer le long de la trajectoire qu’il décrivait. Le courrier fonça tête baissée dans ce tir de barrage, qui transperça sans merci ses faibles défenses. Ses moteurs explosèrent et le vaisseau disparut, réduit en miettes. Dommage. Belle interception, toutefois. Quel est ce destroyer ? Le Rapière, un des vaisseaux de classe Épée. Il faudra que je m’en souvienne.

« Une des corvettes vient d’annoncer qu’elle se rendait », rapporta la vigie de l’Indomptable, incapable de masquer la trace de désarroi que trahissait sa voix.

« Dites… (Geary consulta hâtivement son écran) à l’Audacieux de l’arraisonner, de l’aborder et prélever à son bord tout ce dont nous pourrions avoir besoin. » Il s’interrompit, réfléchit à la piètre façon dont on avait suivi ses ordres jusque-là et pressa ses commandes. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici le capitaine Geary. Je viens d’accepter personnellement la reddition de la corvette du Syndic PC-14558. » Desjani le fixait, les yeux écarquillés. Geary évitait son regard et gardait le sien obstinément rivé sur son écran. Il venait de leur annoncer à tous que la corvette arraisonnée était désormais sous sa protection. C’était une mesure extrême, mais il avait l’horrible impression qu’aucun vaisseau ennemi, se fût-il rendu, n’était à l’abri d’une attaque menée par un de ses commandants un peu trop exaltés.

Il reporta le regard sur les croiseurs, encore loin derrière, en regrettant qu’ils ne puissent se téléporter jusqu’au Titan, puis chercha des yeux celui du Syndic.

Et le trouva en train de dépasser à toute allure les vaisseaux de pointe de l’Alliance.

Non sans un sentiment d’impuissance, il vit les plus proches vaisseaux de l’Alliance se démener pour l’intercepter, puis tous échouer à cette tâche tandis que la vélocité du croiseur léger, désormais supérieure à 0,2 c, plongeait si efficacement les systèmes de visée de l’Alliance dans la confusion qu’ils risquaient de continuer à mal estimer leurs prévisions. Quelques spectres le frôlèrent et tentèrent bien d’épouser sa trajectoire, puis tous se retrouvèrent bientôt lancés dans une course éperdue, mais à une vitesse relative insuffisante. Ils explosèrent en boules de feu, décimés par les défenses du croiseur léger qui, sachant que tout poursuivant ne pouvait arriver que sur sa poupe, se contentait de tirer derrière lui.

Tout le monde le regardait à présent. Personne ne pipait mot, mais Geary savait ce qu’ils pensaient : Qu’est-ce qu’on fait, Black Jack ? Comment on se tire de ce foutoir ? Parce qu’il les savait persuadés de sa capacité à les en sortir. Les idiots. S’ils persistaient à se fourrer dans des situations tactiques impossibles, combien de temps encore avant qu’il ne se révélât incapable de leur trouver une issue ?

Merde et re-merde ! Le commandant du Syndic a repéré notre point le plus faible. Si nous perdons le Titan, nos chances de rentrer sont réduites à néant. Mais il n’a même pas besoin de le détruire. Il lui suffit de le ralentir davantage, ne nous laissant plus que le choix d’attendre l’arrivée de la flotte principale du Syndic, dont il doit déjà se douter qu’elle est à nos trousses, ou d’abandonner un vaisseau essentiel à cette flotte.

Non. Le Titan n’est jamais qu’un de nos points faibles. L’autre étant l’indiscipline qui a conduit ses escorteurs à renoncer à leurs responsabilités. Je ne peux strictement rien faire pour amoindrir notre besoin du Titan, mais je peux au moins essayer de rétablir la discipline dans cette flotte.

Si on m’en laisse l’occasion.

Geary balaya l’écran des yeux, ignorant délibérément les estimations incertaines du système de combat du vaisseau concernant la position et la trajectoire exactes du croiseur léger du Syndic pour laisser à son instinct l’évaluation des probabilités dont jouirait un des vaisseaux de l’Alliance pour l’éliminer avant qu’il n’eût atteint le Titan. C’est tout juste s’il prit note de l’anéantissement fulgurant de la seconde corvette (celle qui avait préféré la fuite à la reddition) sous un déluge de lances de l’enfer, tout en se rendant compte qu’il ne restait plus qu’un seul de ses vaisseaux assez en retrait pour s’interposer à temps.

L’Indomptable.

Ce croiseur est peut-être un kamikaze. L’Indomptable devrait pouvoir aisément surpasser sa puissance de feu, mais, si jamais il décide de m’éperonner ou de s’autodétruire à mon approche, je risque de perdre mon vaisseau. Même s’il n’en a pas l’intention, son aptitude à voir ce qui se passe devant lui en temps voulu pour réagir est sévèrement handicapée par sa vélocité. Le seul fait de tenter une interception pourrait se solder par une collision assez violente pour annihiler les deux vaisseaux.

J’ai promis à l’amiral Bloch de ramener cette flotte et la clef de l’hypernet. Je ne peux pas faire prendre ce risque à l’Indomptable.

Mais, si je m’en abstiens, je peux perdre le Titan.

Cela dit, Bloch et Desjani m’ont affirmé tous deux que la clef de l’hypernet était ce qu’il y avait de plus important dans la flotte.

Le souvenir d’un très ancien mythe lui revint subitement : un héros tentait de regagner sa patrie après une très longue guerre et perdait un à un tous ses bateaux et tous ses compagnons, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que lui pour rentrer. Cette légende n’en exprimait pas moins une manière de triomphe. Et la vision d’un Indomptable pénétrant seul dans l’espace de l’Alliance, claudiquant et laissant dans son sillage, jonchant son trajet de retour et comme jetées en pâture aux loups, les épaves de vingtaines d’autres vaisseaux de la flotte lui traversa l’esprit.