Geary suivit sur son écran l’énorme boule scintillante représentant le champ de nullité, qui monta de l’Indomptable et rebroussa chemin vers le creux de l’actuelle trajectoire du croiseur.
Et, soudain, le croiseur du Syndic fut là, tandis que les relevés de distance dégringolaient à une vitesse faramineuse à mesure qu’il fonçait sur eux, encore inconscient de leur présence ou se fiant à sa vélocité pour dépasser le dernier défenseur du Titan.
Bien qu’il aurait dû s’y attendre, sachant que le croiseur freinait, Geary n’en fut pas moins surpris de constater qu’il voyait la poupe du vaisseau, lequel se servait de son énorme système de propulsion pour décélérer.
Des lueurs fusèrent quand il s’enfonça la poupe la première dans le tir de barrage de la mitraille ; chaque bille heurtait ses boucliers puis se volatilisait dans un éclair. Le cumul des impacts ralentissait le vaisseau comme s’il labourait une enfilade rapprochée de murs de brique, tout en affaiblissant gravement ses boucliers de poupe. Geary fixait l’écran, les mâchoires crispées, en se persuadant que cette décélération supplémentaire entravait probablement la capacité de compensation de ses coussins d’inertie, et en se demandant quel effet ça pouvait bien produire sur son équipage. Mais trop de vies, dans la flotte de l’Alliance, dépendaient de la mise hors de combat du vaisseau du Syndic. Je ne peux pas laisser le sort de l’équipage de ce croiseur influer sur mes décisions. Et, bon sang, c’était une foutrement belle interception ! « Beau travail, capitaine Desjani. »
Desjani piqua un fard sous l’éloge, mais sa voix ne trahit aucune émotion. « Il n’est pas encore mort. »
Un instant plus tard, le croiseur fonçait droit sur le champ de nullité. Affaiblis par les chocs successifs des rafales de mitraille, ses boucliers flamboyèrent et cédèrent, tandis que l’arme, dans le flanc du vaisseau lancé à haute vélocité, creusait un sillon évoquant celui d’une lame de couteau lacérant une motte de beurre. Le croiseur léger fit une embardée, la charge venant d’ouvrir une tranchée dans une longue section de sa coque avant de désintégrer en partie ses entrailles. Au travers du nuage de gaz incandescent qui, quelques secondes plus tôt, était encore du matériau solide, Geary assista avec une sorte de fascination malsaine au passage fulgurant du vaisseau blessé au-dessus de l’Indomptable. L’espace d’un instant, il crut voir des explosions secondaires puis l’atmosphère s’échapper de compartiments naguère douillettement abrités par le fuselage et donnant désormais sur le vide, éventrés.
Il se demandait encore si l’Indomptable allait devoir rattraper le croiseur pour l’achever quand les spectres tirés un peu plus tôt fondirent en oblique, de part et d’autre, sur leur cible désormais considérablement ralentie. Un système défensif du croiseur devait encore fonctionner, car il réussit par miracle à faire exploser un premier spectre. Son compagnon entreprit une succession de manœuvres évasives, mais, alors même qu’il s’y livrait, les deux spectres, de l’autre côté, fondaient droit sur le bau du croiseur.
Des explosions jumelles s’épanouirent aux deux tiers de sa coque et le vaisseau se brisa. Quelques instants plus tard, une petite section de la proue était victime à son tour d’une explosion plus violente, tandis que le cœur de son réacteur se volatilisait.
La partie antérieure du croiseur, navrée et déchiquetée, s’en désolidarisa en tournoyant puis fut encore frappée par le dernier spectre, qui en fit sauter un bon morceau en l’éperonnant.
Geary se rendit brusquement compte que la passerelle de l’Indomptable résonnait de vivats. Il inspira profondément, sans quitter des yeux les débris du croiseur syndic qui s’éloignaient dans le vide en culbutant cul par-dessus tête, puis arracha son regard à ce spectacle et vit que le capitaine Desjani le regardait, un grand sourire de triomphe aux lèvres.
« Vous n’applaudissez pas aussi, capitaine Geary ? »
Il ferma les yeux. « Je n’ai jamais envie d’applaudir à la mort d’un brave, capitaine Desjani. Il fallait certes arrêter ces Syndics, mais ils se battaient bien. »
Elle haussa les épaules sans cesser de sourire. « Eux auraient applaudi dans le cas contraire.
— Peut-être. Mais je ne prends pas modèle sur les Syndics. » Il montra son écran d’un coup de menton, sans la regarder. « Vous avez procédé à une superbe interception, capitaine Desjani. Il ne reste plus aucun combattant du Syndic en état de nuire. J’aimerais envoyer des capsules de sauvetage à cette épave. Qu’en pensez-vous ?
— Nous aurions du mal à l’intercepter et, après ce qu’on vient de faire, il ne doit plus rester grand-chose à récupérer.
— Peut-être des rescapés, capitaine. »
Elle garda un instant le silence. « Je vais voir ce qu’on peut faire. »
Il perçut de nouveau la désapprobation dans sa voix, mais il n’en avait cure.
Cinq
L’image du colonel Carabali salua Geary. « Mes fusiliers sont prêts à sécuriser la base du Syndic, capitaine Geary. »
Geary baissa les yeux sur le monde gelé, désormais à moins d’une minute-lumière de l’Indomptable. « Veillez à ce qu’ils sachent que nous voulons le moins de casse possible quand elle sera prise. Quand nous y aurons récupéré tout ce qui pourrait nous être utile, nous détruirons ce qu’il reste de potentiel militaire, mais je tiens beaucoup à ce qu’on ne perce pas de trous ce que nous souhaiterions embarquer.
— On leur demandera d’éviter les dommages collatéraux dans la mesure du possible, capitaine Geary. »
Geary s’apprêta à lui demander si cette réponse signifiait qu’ils allaient désormais suivre scrupuleusement ses ordres, puis il se retint. On ne demande pas à des fusiliers spatiaux s’ils obéiront aux ordres, à moins que les choses n’aient changé au-delà de l’imaginable. On part du principe qu’ils le feront et voilà tout.
« Très bien. Débarquez vos hommes. L’Arrogant, l’Exemplaire et le Courageux ont déjà disposé les défenses anti-spatiales près de la base et garderont leur position au-dessus de vous au cas où vous auriez besoin de leur puissance de feu.
— Merci, capitaine Geary. Mes fusiliers remettront sous peu cette base entre vos mains. Intacte », ajouta-t-elle avec un bref rictus qui pouvait passer pour un sourire.
Geary se rejeta en arrière en se massant le front, se demandant pourquoi tout semblait tour à tour arriver trop vite ou trop lentement, sans aucune réelle transition entre ces deux tempos. Il reporta le regard sur l’écran, où les vaisseaux de sa flotte qui ne s’employaient pas à investir la base du Syndic avaient décéléré à 0,05 c. Depuis qu’ils n’affrontaient plus des combattants ennemis qui les incitaient à se disperser, la formation avait recouvré un semblant d’ordre. Le Titan et les autres auxiliaires avaient de nouveau des escorteurs et étaient en train de virer, légèrement au-dessus de la flotte, pour adopter une trajectoire directe vers le point de saut d’où, dans quelques jours, ils sortiraient du système de Corvus.
Ses yeux se posèrent sur les croiseurs de combat qui continuaient de rejoindre précipitamment le reste de la flotte et il fronça les sourcils. De combien de jours disposé-je dans ce système ? Quel délai a-t-il fallu aux Syndics pour réorganiser leur flotte, décider du nombre de vaisseaux qu’ils enverraient à nos trousses par le point de saut et y plonger effectivement ? J’y ai déjà réfléchi mille fois et j’en arrive toujours au même résultat : je n’ai aucun moyen de le savoir. Mais, à l’exception des mines que j’ai ordonné à Duellos de disposer autour du point d’émergence, je n’ose toujours rien laisser d’autre sous bonne garde.