Si sa mémoire était fiable, la salle de conférence ne se trouvait qu’à cinq minutes de sa cabine. Geary profita des trois minutes qui lui restaient pour afficher de nouveau l’état de la flotte, examiner attentivement la formation des vaisseaux et répertorier mentalement la gravité de leurs avaries respectives. Ce qui restait encore, un instant plus tôt, un exercice intellectuel consciencieux était soudain devenu un sujet qu’il devait tenter d’appréhender de son mieux en l’espace de trois minutes.
Il remarqua que quelque chose sur l’écran brillait par son absence, quelque chose dont il savait qu’il aurait dû s’y trouver et s’ajouter au reste. Puis il le fixa un peu plus longuement en s’efforçant de comprendre pourquoi ça ne lui sautait pas aux yeux.
De nouveau il parcourut les coursives de l’Indomptable et, de nouveau, constata que les visages de l’équipage se tournaient anxieusement vers lui. Il se rappela sa promesse à l’amiral Bloch et s’efforça d’avoir l’air de savoir ce qu’il faisait. Lui aussi avait jadis été jeune sous-officier, de sorte qu’il avait pris le coup depuis longtemps. Quant à savoir s’il avait appris autre chose qui pourrait réellement leur être utile, il n’aurait pu le jurer.
Un fusilier spatial de l’Alliance, qui se tenait au garde-à-vous devant l’entrée de la salle de conférence, le salua en le voyant approcher. Ce geste le stupéfia un instant, puis il se rendit compte que, si un corps au monde pouvait encore tenir au respect des vieilles traditions, ce serait celui de l’infanterie de l’espace.
Le capitaine Desjani avança d’un pas. « Tous les commandants de vaisseau sont présents, capitaine Geary. »
Geary jeta un coup d’œil vers la salle de conférence qui, vue sous cet angle et du dehors, paraissait déserte. « Tous ?
— Oui, capitaine. La plupart ont paru enchantés de recevoir cet ordre, capitaine, ajouta précipitamment Desjani.
— Enchantés. » Bien sûr qu’ils l’étaient. Ils ne savaient pas quoi faire. Mais maintenant ils pouvaient se tourner vers lui. Et Desjani aussi, qui donnait l’impression d’avoir rajeuni de dix ans depuis qu’il lui avait annoncé qu’il exercerait le commandement. On attendait le héros qui allait sauver la situation, songea-t-il avec amertume. Mais ce n’est pas juste. Après tout ce qu’ils ont traversé… Il réfléchit à ce qu’il éprouvait, au vide qu’il ressentait en lui, et se demanda si tous ces gens n’éprouveraient pas une sensation de vide comparable s’ils voyaient eux aussi leur univers basculer de manière imprévisible. Il jeta au commandant de l’Indomptable un regard inquisiteur, s’efforçant de lire en elle par-delà la lassitude qui en émanait. « Dans quel état sont-ils ? »
Elle fronça les sourcils comme si elle ne comprenait pas bien la question : « Ils nous ont transmis les derniers rapports sur l’étendue des dommages infligés à leurs vaisseaux. Vous pouvez y accéder…
— Je l’ai fait. Je n’évoquais pas les bâtiments. Vous leur avez parlé. Dans quel état d’esprit sont-ils, eux ? »
Le capitaine Desjani hésita un instant. « Tous ont vu le message des Syndics, capitaine.
— Vous me l’avez déjà dit. Maintenant, donnez-moi sincèrement votre avis sur le moral de ces commandants de vaisseau. Se sentent-ils vaincus ?
— Nous ne sommes pas vaincus, capitaine. » Mais la phrase de Desjani donna l’impression de finir en queue de poisson et, l’espace d’un instant, elle fixa le pont. « Ils sont… fatigués, capitaine. Nous le sommes tous. Nous pensions que cette frappe directe sur le système mère du Syndic ferait enfin pencher la balance en notre faveur et mettrait un terme à cette guerre. Nous nous battons depuis très longtemps, capitaine. Et nous sommes passés de l’espoir à… à…
— Ça. » Geary ne tenait pas à s’entendre de nouveau exposer le plan. L’amiral Bloch le lui avait expliqué une bonne vingtaine de fois. Un coup hardi, rendu possible par quelque chose qui s’appelait l’hypernet et n’existait pas du temps de Geary, ainsi que par la présence d’un traître dans les rangs du Syndic. D’un présumé traître, à tout le moins. « Est-ce que je me trompe si j’affirme que les vaisseaux que nous affrontons constituent le plus gros de la flotte du Syndic ?
— Non, capitaine. Sa flotte presque tout entière. » La voix de Desjani était hésitante et elle luttait visiblement pour se maîtriser. « Qui nous attendait. Nos meilleurs éléments n’avaient aucune chance.
— La formation principale a réussi à se dégager en combattant.
— Oui… mais à quel prix ! Black… Excusez-moi. Nous ne pouvons guère espérer vaincre l’armada du Syndic avec nos rescapés. »
Geary se renfrogna ; il n’avait que partiellement remarqué que Desjani avait abruptement modifié ce qu’elle s’apprêtait à dire. Ce qu’elle avait effectivement dit lui semblait pour le moment bien plus important. Aucun espoir. Selon la vieille légende de la boîte de Pandore, l’espoir était un des dons qu’elle recelait en même temps que ses maux. Mais si ces gens avaient réellement perdu tout espoir… Puis il plongea carrément le regard dans celui de Desjani et y lut de nouveau ce qu’il ne tenait surtout pas à y voir. L’espoir brillait encore faiblement dans ces yeux qui le fixaient.
« Capitaine. » Le commandant de l’Indomptable s’exprimait d’une manière curieusement guindée. « Avec votre permission, capitaine. Nous avons besoin de vous. Eux, nous tous, nous avons tous besoin de croire en quelque chose. En quelqu’un qui saura nous tirer de là.
— Je ne suis pas une légende, capitaine, non plus ce pour quoi vous me prenez, quoi que ce soit. » Voilà. Il l’avait lâché. « Je ne suis qu’un homme. Je ne fais pas de miracles.
— Vous êtes “Black Jack” Geary, capitaine ! Vous avez livré une des premières batailles de cette guerre, en combattant des forces formidablement supérieures.
— Et je l’ai perdue, capitaine !
— Non, capitaine ! » Sidéré par la véhémence de Desjani, Geary fronça de nouveau les sourcils. « Vous avez repoussé l’attaque, vous avez permis à tous les vaisseaux de ce convoi de s’échapper ! Et, ensuite, vous avez encore retenu l’ennemi pour laisser aux autres escorteurs le temps de fuir. Vous avez retenu les Syndics jusqu’au moment où vous avez ordonné à votre équipage de sauver sa peau, pendant que vous-même restiez à bord et poursuiviez le combat jusqu’à l’anéantissement de votre vaisseau. J’ai appris cette histoire à l’école, capitaine, comme tous les enfants de l’Alliance. »
Geary la fixa. Ça ne s’est pas passé comme ça, capitaine ! aurait-il aimé rectifier à haute voix. Je me suis battu parce que je le devais. Parce que j’avais prêté serment de me battre. Et, si nous sommes restés, c’est que notre vaisseau était trop endommagé pour fuir. Certes, j’ai ordonné à mon équipage de l’évacuer, mais pas par héroïsme… parce que c’était mon devoir.
Je ne tenais pas à mourir. Quand le dernier système de combat de mon vaisseau a été enfoncé, j’ai réglé le réacteur sur autodestruction et tenté de m’échapper avec un module de survie rescapé, mais endommagé, que l’explosion de mon vaisseau a davantage abîmé. Un tas de ferraille de plus dans un système qui fourmillait déjà de débris de la bataille. Personne ne m’a trouvé. Jusqu’à ce que, un siècle plus tard, votre puissante armada se faufile en catimini dans ce système reculé et tombe sur moi.