Le silence régna. Le capitaine Desjani le dévisageait, le visage pétrifié, d’un œil stupéfait. L’Audacieux répondit enfin ; la voix de son capitaine était étouffée. « Les modules de survie sont sur le chemin de la corvette, capitaine Geary. »
Il s’efforça de maîtriser sa voix. « Merci.
— Si vous désirez ma démission…
— Non. » Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis sa dernière vague de faiblesse, mais l’une d’elles semblait sur le point de se manifester et il s’efforça de la repousser sans l’assistance d’un médoc. « J’ignore une bonne partie de ce qui a conduit à cette situation. J’ai toutes les raisons de croire que vous pensiez faire votre devoir tel que vous le concevez. Mais je me dois de souligner que toutes les violations aux lois de la guerre qui se sont produites jusqu’ici doivent cesser. Nous sommes l’Alliance. Nous avons de l’honneur. Si nous nous y tenons, nous vaincrons. Sinon… nous ne méritons pas de vaincre.
— Oui, capitaine. » Difficile de dire, à la seule voix du capitaine de l’Audacieux, ce qu’il pensait vraiment des déclarations de Geary, mais au moins obéissait-il aux ordres.
Geary s’affala dans son fauteuil ; il avait l’impression d’avoir autant vieilli en quelques minutes que pendant son siècle d’hibernation. Le capitaine Desjani contemplait la passerelle, le visage défait.C’est un bon officier. Tout comme le capitaine de l’Audacieux. Elle est seulement mal inspirée. Quelque part durant mon sommeil, un tas de valeurs sont parties à vau-l’eau. « Capitaine Desjani…
— Capitaine… ? » Desjani déglutit et releva la tête. « Pardonnez-moi de vous interrompre, capitaine, mais, pendant que vous communiquiez avec l’Audacieux, les fusiliers ont signalé qu’ils avaient investi la base du Syndic et se livraient à présent aux opérations de nettoyage…
— Merci, capitaine Desjani. Je tenais à vous dire…
— Ils ont fait prisonniers presque tous les hommes de sa garnison, capitaine. »
Geary hocha la tête en essayant de comprendre pourquoi elle s’obstinait à lui couper la parole.
« L’ensemble de la flotte a entendu ce que vous avez dit à l’Audacieux. Mais les fusiliers, eux, n’ont sûrement pas surveillé le canal que vous utilisiez. »
Il imprima enfin. Des prisonniers. En grand nombre. Et, qu’elle partageât ou non l’opinion de Geary, le capitaine Desjani allait le couper jusqu’à ce qu’il eût enfin compris ce qui risquait de se passer dans cette base. « Trouvez-moi le colonel Carabali.
— Elle n’est pas joignable pour l’instant, capitaine, j’ignore pour quelle raison, mais nous avons un lien audio et vidéo avec le réseau du QG de la force de débarquement.
— Connectez-moi sur ce réseau ! » Son écran clignota et la projection en 3D des vaisseaux et du système stellaire de Corvus fut remplacée par un panneau composé d’au moins trente photos individuelles alignées en rangées et en colonnes. Il lui fallut un bon moment pour comprendre qu’il avait sans doute sous les yeux la représentation vidéo de tous les chefs d’escouade de la troupe d’assaut des fusiliers. Il tendit la main pour en effleurer une et l’image s’agrandit en repoussant les autres de côté. Il en toucha une deuxième, et la première et la seconde adoptèrent les mêmes dimensions, tandis que les autres s’alignaient autour, à sa disposition. Wouah. Joli joujou. Je me demande combien de commandants de vaisseau s’amusaient avec pendant qu’ils perdaient de vue le tableau d’ensemble.
Geary scruta les images des yeux en quête de traces des prisonniers ou d’un signe indiquant que l’une d’elles était, de toute évidence, un lien avec le commandant de la troupe d’assaut. Son regard s’arrêta sur une image montrant la paroi métallique d’une coursive en train de se bosseler sous les impacts de grosses balles solides qui la perçaient de nombreux trous. Un flux de symboles la traversait ; il vit un bras gesticuler dans le cadre puis des fusiliers charger, silhouettes inhumaines dans leur cuirasse de combat. Deux d’entre eux arrosèrent la direction générale d’où provenaient les balles qui avaient frappé la paroi d’une sorte de tir de barrage, puis un troisième souleva un gros tube à l’horizontale et tira.
L’image vibra. Les fusiliers foncèrent tête baissée ; sa vue du combat tressautait au rythme du galop de celui d’entre eux qui la retransmettait. L’homme tourna le coin en courant et parcourut un long couloir nanti à son extrémité d’une manière de poste de contrôle. S’attendant plus ou moins à des dégâts massifs provoqués par le projectile lancé par le gros tube, Geary ne vit que des corps qui jonchaient le sol, vêtus d’une cuirasse différente de celles des fusiliers. Une arme contondante ? Ils ont dû s’en servir parce que j’ai ordonné d’éviter au maximum les dommages collatéraux à l’installation. Ces soldats du Syndic devraient donc être encore vivants.
Cette pensée le ramena malgré lui à sa tâche en cours. Il scruta de nouveau les images, en remarqua finalement une qui balayait une vaste salle ou un hangar noir de monde. Il l’effleura et elle grossit. Là. Ce sont les Syndics. « Comment puis-je m’adresser à quelqu’un avec cet appareil, capitaine Desjani ? »
Elle montra un symbole au bas de l’image. « Touchez simplement cette icône.
— Avez-vous enfin réussi à contacter le colonel Carabali ?
— Pas encore, capitaine. »
Je vais donc devoir passer outre. Il toucha l’icône, « Ici le capitaine Geary. »
L’image tressauta. Une seule fois. « Oui, capitaine ?
— À qui ai-je l’honneur ?
— Au major Jalo, capitaine. Commandant en second de la troupe de débarquement. Le colonel Carabali m’a ordonné de superviser les opérations de nettoyage destinées à sécuriser la principale installation pendant qu’elle vérifie s’il reste des poches de résistance dans les zones externes.
— Ce sont là tous les Syndics prisonniers ?
— Pas encore, capitaine. Les balayages révèlent quelques derniers bastions.
— Que… » Comment formuler cette question ? « Quels sont les ordres du colonel Carabali concernant les prisonniers ?
— Je n’ai pas reçu d’ordres définitifs, capitaine. La procédure normale, c’est de les livrer à la flotte. »
Intéressant. Les fusiliers savent-ils ce qu’on fait des prisonniers ? Ou bien font-ils semblant de n’en rien voir pour garder bonne conscience ? Geary s’apprêtait à poser une autre question quand l’image tressauta de nouveau. Tout ce qui était dans le cadre vacilla. « Qu’est-ce que c’était que ça ? »
La voix du major Jalo lui parvint plus vite, tendue, remontée et prête à l’action. « Une très forte explosion, capitaine. En voilà une autre, ajouta-t-il vainement quand l’image tressauta derechef. Quelqu’un bombarde la zone avec de la grosse artillerie. »
De la grosse artillerie ? Notre infanterie a d’ores et déjà investi la base et les vaisseaux en surplomb ont retiré les défenses anti-spatiales. Par mes ancêtres ! Les vaisseaux en surplomb… « Capitaine Desjani ! Est-ce qu’un des vaisseaux postés au-dessus de la base ne serait pas en train de tirer ? »
Il vit danser encore une ou deux fois l’image du major Jalo pendant qu’elle répondait. « L’Arrogant canonne un secteur proche de la base, capitaine Geary. J’ignore quelle est sa cible.