« Poursuivez, colonel », ordonna Geary.
Carabali pointa du doigt un secteur hors cadre. « Vous êtes en train de regarder la vidéo transmise depuis les bâtiments du Syndic, capitaine ?
— Oui.
— Rien ne vous paraît étrange dans ces équipages, capitaine ? En tant qu’officier de la flotte. »
Geary fronça les sourcils et examina plus attentivement les images. Maintenant que Carabali avait attiré son attention sur ces gens, quelque chose lui semblait effectivement bizarre. « Tous les officiers supérieurs des cargos sont-ils sur leur passerelle ?
— Oui, capitaine. »
Desjani clapa des lèvres. « Les Syndics me font l’effet de désigner de très jeunes officiers supérieurs. »
Carabali opina. « En effet. Précisément. Ils ont dû recruter des volontaires pour ces équipages, j’imagine, mais, autant qu’on puisse l’affirmer à vue d’œil, aucun homme ni aucune femme de ces vaisseaux n’a trente ans.
— Intéressant, ce ramassis de volontaires, déclara lentement Geary. La plupart des capitaines au long cours que je connais n’auraient jamais confié leur vaisseau à un tiers, même pour un trajet aussi court.
— J’ai interrogé mes fusiliers. Ils m’ont signalé que nombre de soi-disant spatiaux de ces vaisseaux semblent bien peu familiarisés avec leur bâtiment. Selon eux, ce serait dû au recrutement de volontaires dans le vivier du personnel disponible, mais je ne suis pas certaine que ce soit la bonne raison. »
Plus Geary y réfléchissait, moins ça lui plaisait. Les vaisseaux marchands tendent à rester sous le commandement d’officiers chevronnés, qui ont appris leur métier et gravi les échelons après de longues années d’expérience. Professionnalisme sans doute fort différent de celui d’un officier de la flotte, mais relativement solide à sa façon. Il jeta un nouveau coup d’œil aux prétendus équipages. « Jeunes et en bonne forme physique, hein ?
— Observez ces regards, capitaine, le pressa Carabali. Ce maintien.
— Diable ! » Il échangea un regard avec Desjani. « Ce ne sont pas des matelots marchands. On dirait des soldats.
— Je jouerais ma carrière sur leur condition de militaires, convint Carabali. Et pas n’importe lesquels. Ils s’efforcent d’avoir l’air débraillés et de se conduire en civils, mais ils ne savent plus s’y prendre. Ils ont été trop bien entraînés. Ils me font plutôt penser à des commandos d’assaut.
— Des troupes d’assaut. » Geary inspira lentement. « De ces soldats à qui l’on confie des missions désespérées.
— Ou des missions sans retour. Oui, capitaine. »
Desjani semblait toute prête à ordonner un massacre et, pour une fois, Geary ne l’en blâmait pas. « Très bien, colonel. Que méditent-ils, selon vous ? Une sorte d’attaque ? »
Carabali se mordit la lèvre inférieure. « Pas un assaut conventionnel, en tout cas. Ils sont trop peu nombreux, ne portent pas de cuirasse et ne disposent pas d’armes aisément accessibles, sinon nous les aurions trouvées. Si certains les avaient camouflées, ils seraient peut-être en mesure de submerger les sentinelles, mais pas avec mes fusiliers à l’affût et en cuirasse intégrale.
— C’est aussi mon avis. Quoi donc, en ce cas ? Nous avons la confirmation que ces cargos étaient désarmés. »
Desjani tressaillit comme si une idée venait de lui traverser subitement l’esprit puis se pencha vers lui. « Ils ont bel et bien une arme, capitaine. Le cœur de leur réacteur. »
Geary cilla en voyant Carabali pâlir légèrement à cette déclaration de Desjani ; lui-même s’efforçait de digérer l’information. « Leur noyau d’énergie. Vous croyez qu’ils vont les mettre en surcharge à l’approche de nos vaisseaux ? »
Carabali hocha férocement la tête. « Le capitaine Desjani a raison, capitaine Geary. Visez-moi le regard de ces Syndics. C’est une mission suicide.
— Affirmatif, déclara Desjani. Ce ne sont pas des hommes de la marchande, nous en sommes tous convenus. Ce sont des troupes d’assaut, et la seule arme dont ils disposent à bord de ces vaisseaux est leur réacteur. »
Foutredieu ! Geary réprima l’envie pressante de blasphémer à haute voix. « D’accord. Mais comment peuvent-ils les surcharger sous les yeux de nos fusiliers ? »
Desjani reprit la parole : « Ils doivent disposer d’une espèce de contrôle à distance. » Carabali acquiesça d’un hochement de tête. « Il pourrait se trouver n’importe où et ressembler à n’importe quoi. » Nouveau hochement de tête.
« Nous devrions donc débarquer ces équipages ? Leur faire évacuer les cargos ? »
Cette fois, Carabali secoua la tête. « Si nous tentions de les en faire sortir, ils déclencheraient immédiatement la surcharge. Vos gros vaisseaux ne risqueraient rien, mais nous perdrions tous les fusiliers et les navettes de débarquement.
— Et si on les tuait ? » suggéra calmement Desjani.
Geary réfléchit à la question ainsi qu’aux intentions des Syndics. « Oui. Est-ce vraiment la bonne solution ? »
Carabali fit la grimace. « Risquée, capitaine. Nous pourrions peut-être les abattre assez rapidement, mais, si leur déclencheur est relié à un bouton de l’homme mort, mes fusiliers sont malgré tout condamnés…
— Un bouton de l’homme mort ? Ne le verrait-on pas… ? »
Geary s’interrompit en voyant Carabali secouer de nouveau la tête. « Non, capitaine. Il pourrait être implanté en eux et relié à leur cœur ou leur système nerveux. Si ces Syndics meurent, l’arrêt de leur cœur ou du fonctionnement de leur système nerveux pourrait tout aussi bien déclencher les surcharges.
— Je vois. » C’est sans doute une évolution technique par rapport à ce qui existait de mon temps, j’imagine, mais je n’irais pas jusqu’à la qualifier de progrès.
Le visage de Carabali s’illumina. « Mais il existe une autre solution. Mes fusiliers spatiaux disposent d’armes antiémeutes chargées, car nous pensions avoir affaire à des civils.
— Autrement dit ?
— De réservoirs de gaz innervant CRX, entre autres. Destinés non pas à disperser les émeutiers mais à les mettre hors de combat ; et il est inodore et incolore. La seule inhalation d’une petite bouffée suffit à vous plonger dans l’inconscience en une seconde.
— Vous suggérez que nous les…
— Oui, capitaine. Ils seront dans les vapes avant même d’avoir compris ce que nous faisons.
— Et vous êtes certaine que ce CRX ne risque pas de provoquer une réaction physique susceptible d’activer ce bouton de l’homme mort ?
— Relativement. Je peux consulter mon personnel médical.
— Faites, je vous prie. » Geary attendit en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son impatience ; les secondes s’écoulèrent avec une lenteur effroyable avant que le visage de Carabali ne réapparût à l’écran.
« Mon équipe médicale affirme que le CRX sera sans risque.
— Sans risque ou probablement sans risque ? » insista Geary.
Carabali sourit. « Je leur ai demandé s’ils étaient prêts à jouer leur vie sur cette affirmation et aucun n’a hésité.
— Ce sont des fusiliers spatiaux, fit sèchement remarquer Desjani.
— Pas le personnel médical, lui rappela Carabali. Ils sont tous affectés à l’infanterie de cette flotte mais, même si cette promiscuité a tendance à légèrement déteindre sur eux, ils n’ont pas la même mentalité. »
Ce bref échange fit naître un sourire sur les lèvres de Geary. « Très bien, alors. Nous avons donc établi que les membres de l’équipe médicale n’étaient pas autant disposés à mourir dans l’accomplissement de leur devoir que le fusilier moyen. Nous pouvons donc présumer qu’il nous est loisible de plonger dans l’inconscience, sans prendre de risque, ces soi-disant marchands.