Pour m’apprendre finalement, à mon réveil, que l’Alliance m’avait changé en quelque chose que je ne reconnaissais pas. Promu au rang de capitaine de la flotte et de héros légendaire de l’Alliance après mon décès présumé lors de mon « ultime résistance ». Capitaine, je crois pouvoir l’être. Mais comment une personne encore vivante pourrait-elle être un héros de légende ?
Mais Geary ne dit rien de tout cela car, en dévisageant Desjani, il se rendit compte qu’elle n’en croirait rien et que, si elle le croyait, il tuerait au contraire son dernier espoir. J’ai promis à l’amiral de sauver cette flotte si je le pouvais. Je ne vois pas comment je pourrais y parvenir. Mais peut-être ce héros qu’ils idolâtrent a-t-il une chance de réussir ce coup de force. « Ça fait très longtemps, capitaine, se contenta-t-il de répondre d’une voix douce. Mais je ferai de mon mieux. » Et prions pour que ça suffise. « Maintenant, avant que cette réunion ne débute, parlez-moi un peu de cette histoire de “clef”. »
Avant de répondre, Desjani inspecta soigneusement la coursive de haut en bas, puis s’exprima d’une voix si sourde que Geary l’entendait à peine : « La clef de l’hypernet du Syndic est à bord de l’Indomptable.
— Qu’est-ce que ça signifie, bon sang ? »
Elle eut l’air médusée. « Excusez-moi. J’oubliais que vous ne connaissiez pas encore l’hypernet.
— Tout ce que j’en sais, c’est qu’il permet des voyages interstellaires beaucoup plus rapides que le système des sauts.
— Beaucoup plus rapides, en effet, capitaine. Son avantage exact sur le saut se fonde sur une science qu’en toute franchise je ne comprends pas, mais l’hypernet peut multiplier la vélocité d’un vaisseau dans une fourchette allant de dix à cent fois.
— Bon Dieu ! »
Le capitaine Desjani opina puis regarda de nouveau autour d’elle pour vérifier qu’on ne les écoutait pas. « Contrairement aux sauts, qui utilisent le puits de gravité des étoiles, il faut d’abord créer un hypernet et, quand il est installé, l’aligner entièrement sur ce qu’on appelle d’ordinaire une fréquence, bien que ce soit beaucoup plus compliqué. Une sorte de sous-fréquence est attribuée à chaque portail. Pour se servir d’un hypernet spécifique, on doit employer une clef qui permet d’y pénétrer et de choisir son portail. »
Geary hocha la tête en s’efforçant de s’imprégner des implications. « Donc détenir une clef de l’hypernet du Syndic nous permet de Futiliser. Comment l’Indomptable l’a-t-il obtenue ?
— Par un traître. » Son visage se convulsa. « Un agent double. Il a permis notre frappe sur le système mère du Syndic.
— Je vois. Ils vous ont fourni les moyens d’arriver jusque-là et, ensuite, vous ont attendus au tournant. » En pressentant que vous ne résisteriez pas à une pareille tentation.
Desjani fit la grimace. « Oui, capitaine.
— Les Syndics savent donc que vous détenez la clef. En quoi le fait qu’elle se trouve sur l’Indomptable est-il si important ?
— Parce que, s’ils savent effectivement que nous la détenons, ils ignorent sur quel bâtiment exactement. Ils ne savent donc pas si elle est déjà détruite ou si elle se trouve encore à bord d’un des vaisseaux rescapés. S’ils se doutaient que c’est l’Indomptable…
— Ils lui enverraient aussitôt tout ce qu’ils ont en réserve pour s’assurer qu’elle est bien détruite.
— En effet, capitaine.
— Ne peuvent-ils se contenter de changer la… euh… fréquence de leur hypernet ?
— C’est impossible, capitaine Geary. Une fois l’hypernet établi, on ne peut plus modifier ses paramètres. »
Geary réfléchit un instant, conscient d’avoir beaucoup appris mais aussi qu’il devait se presser d’entrer dans la salle de conférence pour y retrouver ses commandants de vaisseau. « De quelle taille est cette clef ?
— Trop volumineuse pour qu’on la porte sur soi, si c’est ce que vous voulez savoir. Grande et lourde.
— Peut-on la dupliquer ? En faire des copies et les distribuer aux autres vaisseaux ?
— Non. Aucun vaisseau de la flotte n’est en mesure de reproduire une clef de l’hypernet. Chez nous, dans l’espace de l’Alliance, certaines planètes en ont la capacité. »
Il médita encore un moment sur l’importance que revêtirait cette clef si l’on parvenait à la rapporter. Nouvelle responsabilité à endosser pour le héros. « Allons retrouver les commandants de vaisseau. » Des gens qui lui ressemblaient mais qui, visiblement, ne réfléchissaient pas de la même manière. Quel délai lui faudrait-il pour mesurer un abîme qui s’était creusé en un siècle, en cent années de guerre ? Il lui faudrait prêter attentivement l’oreille à tout ce qu’ils diraient… « Attendez. Une dernière question. Tout à l’heure, quand vous avez dit que nous n’avions aucune chance de vaincre ici la flotte du Syndic, vous vous apprêtiez à ajouter autre chose. Quoi ? »
Desjani semblait mal à l’aise et elle donnait l’impression de regarder à travers lui : « J’allais dire que “Black Jack” lui-même ne pouvait battre la flotte du Syndic, capitaine. »
Même Black Jack ne pourrait pas le faire. L’expression semblait revenir à tout bout de champ. Geary voyait mal comment répondre à ça. Puis une poussée d’autodérision vint à sa rescousse : « Eh bien, capitaine Desjani, il ne nous reste plus qu’à espérer que vous vous trompez, n’est-ce pas ? »
Elle le fixa puis, de manière assez inattendue, grimaça un sourire : « Oui. »
Geary entra. Desjani le suivit puis, quand il s’arrêta, lui montra un siège non loin de la porte. La salle de conférence n’était pas très vaste en réalité. Geary l’avait déjà visitée alors que les systèmes de communication étaient coupés : une pièce de taille moyenne pourvoie d’une table aux dimensions proportionnelles, pour permettre aux gens de s’y installer. Mais, avec tous ses systèmes allumés, quand Geary s’approcha du siège qu’on lui avait désigné, il eut l’impression qu’elle s’étirait sur des dizaines de sièges, chacun occupé par un commandant de la flotte. Il ne put s’empêcher de les dévisager, sidéré par l’impression qu’ils donnaient d’être tous assis autour de la table alors qu’ils se trouvaient encore à bord de leur vaisseau. Quand son regard se posait sur l’un d’eux, son image grossissait, le rapprochant, tandis que s’allumait une petite plaque d’identification portant son nom et celui de son bâtiment. Au centre de la table, un grand hologramme montrait la disposition de la flotte de l’Alliance par rapport à celle du Syndic. La technologie des images virtuelles s’était considérablement améliorée pendant son long sommeil.
Il doit être beaucoup plus facile aujourd’hui d’organiser une réunion. L’espace d’un instant, Geary se demanda si c’était une bonne chose ou bien si cette amélioration n’avait pas contribué, avec d’autres, à saper le moral de la flotte. Il resta un instant debout devant son fauteuil, en se demandant si quelqu’un allait ou devait crier « Fixe ! », puis, voyant que rien de tel ne se produisait, il finit par s’y asseoir avec raideur.
Personne ne parlait. Tous les officiers le fixaient, à la seule exception du capitaine Desjani, qui venait de prendre place dans un siège réel à sa gauche. Geary leur retourna leur regard puis les dévisagea l’un après l’autre en s’attardant brièvement sur chacun d’eux avant de passer au suivant. Certains soutenaient son regard en dissimulant leurs pensées, le visage impassible. Le défi se lisait ostensiblement dans les yeux d’un certain nombre d’entre eux, rétifs à reconnaître son autorité. Mais la plupart le fixaient en affichant le désespoir d’un agonisant qui implore la délivrance. Tous, à des degrés divers, semblaient fourbus et soucieux.