— Elles arrivent juste derrière les vaisseaux marchands. » Desjani donnait l’impression d’avoir mangé un truc immonde. « Les défenses orbitales du Syndic en ont dégommé quelques-unes.
— Enfer !
— On peut parier sans risque de se tromper qu’ils ont cru que nous mentions en affirmant qu’elles n’étaient pas piégées, et ils préfèrent tuer quelques-uns des leurs plutôt que de tomber dans notre panneau. Vous savez comme ils sont.
— Oui, en effet. » Geary secoua la tête. « Mais je devais tenter le coup. »
Desjani haussa les épaules. « On peut raisonnablement s’attendre à ce que quelques-unes atteignent intactes la surface, puisque les défenses orbitales ont dû concentrer leur tir sur les cargos. Pour ce que ça vaut…
— Merci. Une fois qu’elles auront atterri, les habitants de cette planète se rendront compte que nous n’avions pas menti.
— Et peut-être regretteront-ils d’avoir tué les soldats qui occupaient les autres, suggéra-t-elle sans conviction.
— J’imagine. » Il se pencha en avant pour étudier les images projetées face à son fauteuil. « Impact imminent.
— En effet. » La voix de Desjani trahissait à présent une joie mauvaise. « Les installations orbitales font un gibier facile. »
En dépit de la contrariété que lui inspirait le sort de certains « matelots de la marchande », Geary ne put réprimer un sourire en l’entendant proférer cette dernière vérité. Les militaires ne cessent d’administrer la preuve que les objets en orbite fixe ne sont pas seulement un gibier facile à tirer mais d’ores et déjà un gibier mort quand ils affrontent un adversaire mobile, pourtant les gouvernements civils n’arrêtent pas d’en construire. « Elles rassurent la population des planètes autour desquelles elles orbitent. C’est du moins ce qu’on nous expliquait la dernière fois que j’étais dans l’espace de l’Alliance. J’ignore si cette analyse est toujours en vigueur.
— Ça n’a pas changé. Ils n’ont toujours pas compris. Nous devrions peut-être leur envoyer une vidéo de ça », ajouta Desjani avec un nouveau sourire.
Geary se concentra sur son hologramme, où la vue très agrandie de la zone proche de la planète habitée était émaillée de légendes indiquant l’identité de divers objets. En dépit de tous les efforts des défenses du Syndic, plusieurs cargos fonçaient toujours vers une collision avec les deux bases militaires. Il s’inquiétait un peu de toucher par erreur la planète, mais les cargos étaient montés du plan du système vers la flotte de l’Alliance et ils avaient été renvoyés sur la même trajectoire. Compte tenu de cet angle d’attaque, ils se séparaient à présent en deux groupes qui chacun frapperait une cible de part et d’autre de la planète. Aucun ne menaçait de piquer sur elle à angle aigu, de sorte que, si jamais l’un d’eux s’égarait, il rebondirait certainement sur l’atmosphère.
Il jeta un coup d’œil aux indicateurs de temps et de distances, non sans se remémorer qu’il assistait à des événements qui s’étaient déroulés une heure et demie plus tôt. Les images semblaient à ce point présentes qu’il était difficile de se rappeler que leur lumière avait voyagé si longtemps.
« Dix minutes avant le visuel du premier impact », annonça la vigie de l’armement.
De petits éclairs clignotaient fugitivement près des points brillants représentant les cargos. Geary fit le point sur une des installations orbitales et agrandit l’image jusqu’à ce que le cargo le plus proche de sa cible adoptât la silhouette d’un vaisseau. Une seconde plus tard, ce vaisseau se mit à grossir si démesurément qu’il vérifia ses commandes en se demandant s’il ne continuait pas à zoomer.
Ce n’était pas le cas. « Le cargo de tête qui visait l’installation orbitale Alpha du Syndic a été détruit », annonça la vigie. Le bâtiment ne grossissait que parce que sa coque avait explosé ; tout ce qui, un instant plus tôt, constituait encore le cargo et sa cargaison se répandait maintenant dans le vide, tandis que la vitesse acquise continuait de charrier ces débris vers leur cible alors même que ses moteurs étaient réduits au silence.
La base orbitale du Syndic venait de tirer ce qui ressemblait à des lances de l’enfer qui, certes, flagellaient les épaves, mais se montraient incapables de les dévier en assez grand nombre de leur route ; et, alors que le feu du Syndic se concentrait sur les fragments du cargo de tête, le suivant, dont les moteurs continuaient d’accélérer, parvint à leur hauteur, Geary sentit ses mâchoires se crisper quand les défenses rapprochées de la base retournèrent leur tir contre le cargo encore intact, mais il ne voyait pas bien en quoi ça les avancerait. De toute évidence, la base était fichue. Il espérait que les défenses étaient en mode automatique et qu’on n’avait laissé personne à bord de la forteresse pour y trouver la mort dans une vaine tentative de sauvetage.
Quelques minutes plus tard, le deuxième cargo frappait de plein fouet le flanc de l’installation du Syndic et en fracassait une large section. Les débris du vaisseau, également réduit à l’état d’épave par la collision, rebondirent et poursuivirent leur chemin.
Juste derrière, l’énorme nuage de débris de l’ex-cargo de tête fouetta à son tour l’installation orbitale. Fasciné malgré lui, Geary fixait la base du Syndic dont toute la structure, titubant sous ces impacts répétés, se déformait et se fracturait sous le choc des milliers de tonnes de matériel qui l’éperonnaient à haute vélocité. On avait la curieuse impression qu’elle se dissolvait à mesure que les vagues successives de débris la déchiquetaient. Les optiques de l’Indomptable épousèrent le mouvement et la vue changea. Sous la puissance des coups portés par les épaves, les restes de la base étaient arrachés à leur orbite et repoussés de plus en plus loin de la planète qu’elle avait tout à la fois protégée et menacée pendant si longtemps. L’image devint floue quand les fragments s’éparpillèrent dans le vide, s’écartant des points d’impact pour masquer à la flotte de l’Alliance le spectacle de ces ravages.
Geary réduisit l’agrandissement pour jouir d’une vue d’ensemble de la zone et vit les derniers cargos dépasser à toute allure l’emplacement antérieur de leur cible. Comme prévu, leur angle de pénétration leur interdisait à tous de marmiter la planète habitée. L’un d’eux heurta la couche supérieure de l’atmosphère selon un angle relativement aigu mais rebondit sa coque éventrée par la friction et le choc déversant sa cargaison tandis que l’épave elle-même allait valdinguer dans l’espace. Trois autres piquèrent en vrille dans les couches supérieures de l’atmosphère et forèrent dans son ciel ; le temps que leur fuselage se vaporise en plasma, des trous incandescents se creusèrent dans le ciel de la planète, puis les scories de ce qui était un vaisseau et sa cargaison furent de nouveau évacués dans le vide, brillant encore ardemment de la chaleur qu’elles irradiaient.
« Vu de la surface, le spectacle devait être époustouflant, fit-il remarquer.
— Encore plus beau de l’autre côté, déclara Desjani. Il était dans l’obscurité. Je vous le repasse ?
— Ouais. » Les détails différaient en cela que les trois premiers cargos rescapés manquaient tous leur cible de près ou de loin, mais le dénouement restait identique puisque le quatrième, sur un coup de chance, la frappait directement, creusait un énorme cratère dans l’installation du Syndic et en détruisait probablement tout l’équipement par la seule puissance du choc. Seuls deux cargos pénétraient puis ressortaient de l’atmosphère, mais Geary dut convenir que Desjani avait raison. Sur fond de ciel noir, les féroces traînées des vaisseaux perdus se détachaient si brillamment que les systèmes optiques de l’Indomptable avaient dû ajuster leur sensibilité pour éviter la surexposition.