Il fixa encore longuement la flamme de la bougie puis tendit la main pour la moucher, se leva et sortit.
Plusieurs matelots le virent quitter le secteur ancestral et le regardèrent avec effarement, il les salua d’un hochement de tête. Enfer, au lieu d’arpenter ces ponts, je devrais être un des ancêtres défunts à qui les gens vont présenter leurs hommages. Et ils le savent.
Mais les spatiaux ne réagissaient pas comme s’ils avaient affaire à un intrus dont la présence serait déplacée. Deux d’entre eux le saluèrent avec la raideur un peu gauche des novices. Geary se surprit à sourire en leur retournant leur salut. Puis il crut lire une lueur de méfiance dans le regard de deux autres et son sourire s’effaça. Ses propres hommes ne devaient pas le craindre. « Quelque chose ne va pas ? » Celui à qui il s’était adressé blêmit. « N-non, capitaine. » Geary le scruta. « Vous êtes sûr ? Vous m’avez l’air soucieux. Si vous voulez qu’on en parle d’homme à homme, j’ai un peu de temps devant moi. »
Le matelot hésitait encore à répondre quand sa camarade s’éclaircit la voix. « C’est pas nos affaires, capitaine.
— Vraiment ? » Geary regarda autour de lui et constata que les autres avaient l’air désemparés. « J’aimerais malgré tout savoir ce qui vous tracasse. »
La fille pâlit légèrement à son tour puis reprit la parole d’une voix entrecoupée. « C’est seulement de vous croiser. Des bruits ont couru.
— Des bruits ? » Il s’interdit de se renfrogner. Se donner en spectacle dans l’exercice de sa foi lui déplaisait certes, mais l’affaire semblait bien plus grave. « À quel propos ?
— Personne ne vous avait vu ici depuis que… euh… depuis qu’on vous a ramassé, capitaine, répondit un de ceux qui l’avaient salué, alors qu’il fixait encore les plus inquiets d’un œil agacé. Et, puisqu’on a quitté le système mère du Syndic, eh bien, capitaine… certains se demandent si ce qui s’est passé là-bas n’aurait pas un rapport avec ça. »
Geary espérait ne pas trahir l’exaspération que lui inspirait cette déclaration confuse. « Ça ? Quoi, particulièrement ? » Puis il comprit. « Vous voulez parler du Riposte, n’est-ce pas ? » L’expression des matelots était plus parlante que des mots. « De la mort probable de mon arrière-petit-neveu ? »
Il baissa les yeux, refusant momentanément de les regarder, et secoua la tête. « Vous pensiez que je craignais d’entrer ici pour l’affronter ? Mais à quel sujet ? » Il releva la tête et lut de nouveau sur leurs traits la réponse à sa question. « J’ignore ce que vous savez exactement, mais le capitaine Michael Geary s’est porté volontaire pour rester en arrière avec son Riposte et retenir les Syndics. S’il ne l’avait pas fait, j’aurais sans doute dû en donner l’ordre, puisque c’était ma responsabilité, mais je n’en ai pas eu besoin. Son équipage et lui se sont volontairement sacrifiés pour nous. »
Il vit à leurs visages qu’ils ne l’avaient pas su. Super. Ils s’imaginaient que j’avais envoyé mon arrière-petit-neveu à une mon certaine. Le plus affreux, c’est que j’y aurais sans doute été contraint. « Je n’ai rien à craindre quand j’affronte mes ancêtres. Pas plus qu’un autre, j’imagine. C’est tout bonnement qu’il s’est passé tant de choses que je n’ai pas pu descendre ici plus tôt.
— Bien sûr, capitaine, répondit promptement un matelot.
— Vous n’avez peur de rien, pas vrai, capitaine ? » s’enquit précipitamment un autre.
Un de mes adorateurs. Comment répondre à ça ? « Je crains, comme tout un chacun, de ne pas faire de mon mieux. Et je reste donc sur le qui-vive. » Il sourit pour leur signifier qu’il plaisantait et eux s’esclaffèrent à ce signal. Ne lui restait plus qu’à s’arracher le plus vite et discrètement possible à cette conversation. « Navré d’avoir dû vous éloigner de votre propre culte. »
Ils répondirent par un concert de protestations, laissant entendre qu’ils en étaient les premiers responsables, puis le laissèrent passer. En les dépassant, il remarqua que les deux plus inquiets de tout à l’heure semblaient désormais moins gênés en sa présence. À sa propre surprise, lui-même se sentait moins mal à l’aise. Sans doute avait-il jusque-là hésité, à sa façon, à affronter l’affaire du Riposte mais était-il parvenu à l’accepter en s’en ouvrant à des tiers.
Il reprit le chemin de sa cabine. Le fardeau qui pesait sur ses épaules lui parut momentanément allégé.
« Pouvons-nous parler en tête-à-tête, capitaine Geary ? »
Geary referma le dossier sur lequel il travaillait, une des simulations à laquelle il voulait que s’entraînât la flotte une fois à Caliban. C’était un programme déjà ancien dont le prédécesseur ancestral lui avait jadis été familier, mais cette mouture elle-même, bien plus récente, n’avait pas été réactualisée depuis un bon moment. Il comptait adapter les paramètres de la simulation à l’état actuel de la flotte et à ce qu’il avait vu des capacités modernes des Syndics. Mais il aurait amplement le temps de s’en occuper avant leur arrivée à Caliban, tandis que le capitaine Desjani devait probablement distraire une partie du temps qu’elle consacrait à ses devoirs de commandant de l’Indomptable pour lui parler.
« Bien sûr », dit-il.
Desjani se tut un instant, comme pour remettre de l’ordre dans ses pensées. « Je sais que c’est déjà vieux d’une semaine, mais j’espérais que vous m’expliqueriez pourquoi vous avez décidé de renvoyer les équipages des cargos du Syndic en sécurité. Je peux comprendre ce que vous ressentez quant à la façon dont sont traités les prisonniers de guerre, mais ces types ne portaient pas l’uniforme. Ils étaient en civil. Ce qui, au mieux, en fait des saboteurs que les lois de la guerre ne protègent pas. » Elle donna un instant l’impression d’avoir terminé puis ajouta hâtivement : « Je ne remets pas votre décision en cause, bien évidemment.
— Je compte sur vous pour m’interroger quand vous ne comprenez pas mes actes, capitaine Desjani. Vous saurez peut-être quelque chose que j’ignore. » Il ferma un instant les yeux et se massa le front pour chasser la tension qui s’accumulait derrière. « Vous avez raison, bien entendu, quand vous affirmez que rien ne nous contraignait à tenter de leur sauver la vie. De fait, nous aurions pu les exécuter tous sans qu’on pût nous le reprocher. » Il eut un sourire torve. « Vous ne me l’avez pas demandé directement, mais je vais néanmoins vous répondre. Je suis persuadé que mes ancêtres, comme les vôtres, n’auraient pas vu d’un mauvais œil que nous traitions ces Syndics d’une manière plus rude et irrévocable. »
Le regard de Desjani trahissait un étonnement manifeste. « Alors pourquoi, capitaine Geary ? Ils étaient déguisés et s’apprêtaient sournoisement à tuer un grand nombre des nôtres et détruire certains de nos vaisseaux. Pourquoi leur faire grâce ?
— C’est une question compréhensible. » Il soupira et montra le champ d’étoiles toujours accroché à une cloison. « Je pourrais vous répondre que la miséricorde met parfois du baume au cœur quand elle n’est ni nécessaire ni prévisible. Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais il m’arrive de me dire que mon âme a besoin de tout le réconfort qu’on peut lui prodiguer. » L’espace d’un instant, Desjani afficha une mine interloquée, avant de sourire comme si elle s’était persuadée qu’il plaisantait. « Mais c’est loin d’être la seule raison, poursuivit-il. D’autres, nettement plus prosaïques, m’ont poussé à les laisser partir.