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— Plus prosaïques ? » Le regard de Desjani se détacha de Geary pour se reporter sur le champ d’étoiles.

« Ouais. » Il se pencha et montra l’hologramme. « Tôt ou tard, tous les systèmes du Syndic auront vent de ce qui s’est passé ici. Oh, bien sûr, il y aura une version officielle selon laquelle l’Alliance, avant d’être repoussée grâce à la vaillance des défenseurs locaux, s’apprêtait à transformer tous les centres urbains du système de Corvus en un cratère fumant. Ils débiteront ce genre de sottises sans tenir aucun compte de ce que nous avons fait.

» Toutefois, les Syndics eux-mêmes sont incapables d’interdire la propagation de rumeurs non officielles. En conséquence, les populations des autres Mondes syndiqués vont entendre d’autres sons de cloche par le bouche-à-oreille : en l’occurrence que nous n’avons jamais essayé de bombarder une ville. Bien sûr, elles pourraient se dire que nous n’en avons pas eu le temps. Mais elles apprendront aussi que nous avons bien traité leurs concitoyens prisonniers et que, quand nous pouvions en faire ce qui nous chantait, nous avons respecté la vie de tous ceux qui sont tombés entre nos mains. »

Desjani laissa transparaître ses doutes. « Les Syndics s’en moqueront probablement. Ils n’y verront qu’un signe de faiblesse.

— Croyez-vous ? » Il haussa les épaules. « Il se peut. Tout ce que nous aurions fait pourrait passer pour tel. Maltraiter des prisonniers, m’a-t-on souvent dit, peut être interprété comme la preuve qu’on se sent trop faible pour respecter les règles, trop terrifié pour risquer de perdre un éventuel avantage.

— Vraiment ? » Desjani le fixait, manifestement stupéfaite.

« Ouais. » Il laissa un instant vagabonder ses pensées vers une salle de conférence très éloignée dans l’espace et le temps. « C’est cela qu’on m’a inculqué : le respect des règles traduit force et assurance. C’est sans doute discutable, mais, pour l’instant, en termes purement pratiques, je veux croire que quelqu’un, quelque part, traitera mieux les prisonniers de l’Alliance à cause de ce que nous avons fait. Plus crucial encore, ceux que nous combattrons à l’avenir hésiteront peut-être moins à se rendre au lieu de se battre jusqu’à la mort. Ils auront entendu dire que nous avons convenablement traité ceux de nos ennemis qui ont déposé les armes, que nous nous sommes interdit de nuire aux civils et que nous n’avons pas non plus laissé un sillage de destructions lors notre passage dans le système de Corvus ; et que, même quand on nous a haineusement provoqués, nous nous sommes contentés de frapper les responsables de cette attaque sournoise. Quelqu’un dont nous aurons besoin sur le trajet de retour s’en souviendra peut-être. »

Desjani semblait de nouveau dubitative, « je conçois certes que ça pourrait nous profiter la prochaine fois que nous tenterons d’exiger des fournitures d’un système du Syndic que nous traverserons. Mais les Syndics restent des Syndics, capitaine Geary. Ils ne changeront pas de comportement parce que nous ne les imitons pas.

— Non ? Leurs chefs, sans doute. Entre nous, je déteste tous les dirigeants du Syndic que j’ai croisés jusque-là. » Desjani sourit, rassurée par cette dernière assertion. « Mais j’ai la conviction qu’il ne subsistera aucun doute, dans l’esprit de tous ceux qui entendront parler de cette flotte ou qui la verront, sur notre absence de faiblesse. Ils sauront que nous nous abstenons de certains agissements à notre portée. » De nouveau glacé intérieurement, Geary fixa les étoiles en songeant à cet abîme qui le séparait de Desjani : un siècle riche en événements. « Que mes ancêtres m’assistent, Tanya, mais la population du Syndic n’est pas moins humaine que nous. Elle aussi doit sentir le poids et la tension de la guerre. Crever de douleur à l’idée d’envoyer à la mort ses fils et ses filles, ses hommes et ses femmes, dans un conflit apparemment interminable. » Il la fixa droit dans les yeux. « Reconnaissons-le. En faisant comprendre au Syndic de la rue que nous jouerons franc-jeu avec lui, nous n’avons pas grand-chose à perdre.

— Et tous ces fanatiques qui étaient prêts à mourir ? Ils ne manqueront certainement pas d’essayer encore.

— C’est possible, convint-il. Mais ils avaient prévu de périr d’une mort glorieuse. Au lieu de cela, ils sont rentrés chez eux dans les vapes, et leurs vaisseaux ont démoli leurs propres bases. Aucune gloire là-dedans. Ce qu’ont gagné quelques-uns d’entre eux, c’est d’être assassinés par leur propre camp. Peut-être cela suffira-t-il à doucher l’enthousiasme des prochains candidats au suicide. Quand des gens se disent prêts à mourir, les tuer ne sert qu’à leur permettre d’atteindre leur objectif. Notez que je suis prêt à exaucer leur vœux s’il faut en arriver là, mais selon mes conditions. Je ne tiens pas à ce que leur mort inspire d’autres kamikazes. »

Elle eut un lent sourire. « Vous avez frustré les Syndics de leur projet de détruire la flotte, et quelques fanatiques de leur désir de mourir en frappant ou en tentant de frapper ce coup mortel. Aucun d’eux n’a eu ce qu’il espérait.

— Non. Aucun. » Il fixa de nouveau les étoiles en se demandant où, parmi elles, s’embusquaient présentement les plus grosses unités de la flotte du Syndic et vers où elles se dirigeaient pour tenter de rattraper et détruire celle de l’Alliance. « S’ils tiennent tant que cela à mourir de nos mains, ils devront se ménager une autre occasion. Et, s’il faut en venir là, nous leur ferons ce plaisir. À nos conditions. »

Huit

Rien.

Ils avaient quitté l’espace du saut en alerte générale, prêts au pire, conscients qu’ils risquaient de rencontrer des mines sur leur chemin et une flotte du Syndic juste derrière. Et qu’il leur faudrait peut-être traverser la seconde en combattant s’ils voulaient survivre fût-ce un jour de plus. Mais seul le vide attendait les sondages fébriles des systèmes de visée de l’Alliance.

Le système stellaire de Caliban, autant que pouvaient en juger les meilleurs instruments de détection dont disposait l’Alliance, était totalement privé de vie. Rien de vivant n’y était détectable, aucun vaisseau ne s’y déplaçait et il n’émanait de nulle pièce d’équipement, fût-ce de réserve, une signature thermique discernable. Des gens avaient vécu à Caliban autrefois, mais tout y était désormais mort, et tout y était silence.

« Pas de mines, loués soient nos ancêtres ! exulta le capitaine Desjani. Personne, autrement dit, ne s’attendait à notre arrivée. Vous les avez devancés, capitaine Geary.

— Il faut croire. » Pas de fausse modestie. Nous sommes là parce que je l’ai ordonné et uniquement pour cette raison. « Caliban ne m’a plus l’air très flambard, pas vrai ?

— Il ne l’a jamais été. »

Cinq planètes, dont deux si petites qu’elles méritaient à peine ce nom. Toutes inhospitalières pour l’homme, en raison de températures beaucoup trop basses ou élevées et d’atmosphères inexistantes ou toxiques. Plus la kyrielle habituelle de cailloux et de boules de glace ; mais eux-mêmes semblaient bien peu nombreux et insignifiants comparés à ceux d’autres systèmes stellaires. Pourtant des gens y avaient bâti leur maison. Le système de Caliban n’avait rien de particulier, à part la gravité de son étoile qui autorisait les points de saut. Geary n’avait aucun mal à se dépeindre son histoire humaine, tant les astres qui avaient connu la même étaient nombreux.

Avant l’hypernet, des vaisseaux avaient été contraints de traverser Caliban pour gagner d’autres systèmes. Et, pour cette raison, on y avait bâti à la hâte deux ou trois chantiers spatiaux pour la réparation d’avaries urgentes, l’entretien et l’approvisionnement des vaisseaux en transit et de ceux qui restaient dans le système et transportaient les travailleurs et leurs familles. Chantiers et familles avaient eu besoin de certains services, de sorte que de petites villes avaient poussé par endroits. Enfouies sous le sol d’une planète hostile ou creusées dans un gros astéroïde, elles avaient offert les prestations que les petites bourgades ont de tout temps rendues. Certains vaisseaux en transit transportaient des passagers ou des cargaisons destinés à Caliban. Et, bien entendu, plutôt que de rapporter en masse des matériaux bruts d’une autre étoile, on y avait exploité des mines pour les fournir ; des gens y avaient travaillé, un gouvernement local avait été chargé de maintenir l’ordre, avec, pour le surveiller, des représentants de l’autorité centrale du Syndic.