Quant au reste, Geary n’en avait connaissance que par ouï-dire. L’hypernet était né et les vaisseaux n’avaient plus eu besoin de passer par Caliban ni, d’ailleurs, par d’innombrables systèmes. On avait fermé les chantiers spatiaux, dont l’activité s’était de plus en plus raréfiée, et, privées de ces emplois, les petites villes s’étaient vite étiolées. À un moment donné, ses points de saut étaient devenus la seule raison de passer par Caliban. Aujourd’hui, il n’en existait plus aucune de s’y attarder. Combien d’années les derniers comptoirs ont-ils bien pu tenir ? Pas tant que ça, sans doute. Dans un système du Syndic, chacun était sans doute employé par une société, et les entreprises tendent à enrayer leurs pertes bien avant que les particuliers ne songent à renoncer. Il ne reste plus personne aujourd’hui. Toutes les installations que nous voyons sont éteintes. Plus de sources d’énergie ni de systèmes de survie en activité. Ils ont tout coupé. Je parie que la dernière personne à quitter le système s’est souvenue d’éteindre la lumière.
Comparée à la durée de vie d’une étoile, celle de la présence humaine dans ce système n’avait été qu’un battement de cils. Pour une raison qu’il ignorait lui-même, un froid glacial s’empara de nouveau de l’observateur conscient de ce phénomène qu’était Geary.
Mais il se secoua. Tout astronaute apprend très vite que rien dans l’espace n’est humain. Ses seules dimensions, ce vide infini, la mort qu’il porte partout en lui sauf dans ces infimes poches où l’homme peut arpenter la surface d’une planète en respirant et en offrant au vent son visage nu. Ce n’est ni bon ni mauvais, disait le vieil adage. C’est ainsi, tout simplement.
Il est trop vaste pour nous et, pour lui, nous ne sommes là que le temps d’un clin d’œil, avait déclaré un vieux chef à Geary quand il n’était encore qu’un jeune aspirant, si jeune qu’il avait du mal à s’en souvenir. Un jour, n’importe quand, il peut t’éliminer, parce que, même s’il ne se soucie nullement de ton existence, il te tuera s’il le peut en un éclair. Ensuite, si les étoiles consentent à exaucer tes prières, tu vivras à jamais dans leur chaleur et leur lumière. Sinon, autant profiter de ton mieux du reste de tes jours. En parlant de ça, est-ce que je t’ai raconté la fois où mon ancien vaisseau a visité Virago ? Alors, ça, c’était une nouba.
Geary se rendit compte qu’il souriait au souvenir du vieux chef et des histoires, souvent égrillardes, qu’il lui racontait sur sa vie dans l’espace. « Capitaine Desjani, je compte placer la flotte en orbite autour de Caliban. Faites-moi part, s’il vous plaît, de vos recommandations quant au choix exact de cette orbite. S’il vous en vient à l’esprit. »
Elle lui jeta un regard légèrement étonné. « On va rester là ?
— Le temps de voir ce que les Syndics auront abandonné sur place en matière d’équipement et de minerais. » Il avait vérifié l’état de la flotte pendant le saut depuis Corvus et s’était aperçu, non sans déplaisir, que certains vaisseaux commençaient à manquer cruellement de l’essentiel. Ce dénuement n’était encore critique pour aucun, mais ils étaient loin d’être rentrés à bon port. Et il avait une autre tâche à remplir, exigeant le séjour prolongé des vaisseaux dans l’espace conventionnel. Une tâche impérative avant que la flotte n’affrontât de nouveau un combat.
Desjani hocha la tête. « Heureusement que les réserves de vivres de la base du Syndic étaient en bon état de conservation. Nous n’en trouverons vraisemblablement pas ici.
— Tout à fait d’accord. » Geary réfléchit aux choix qui s’offraient à lui puis ordonna aux vaisseaux de décélérer à un pour cent de la vitesse de la lumière pour s’enfoncer lentement dans le système vers Caliban. Cela lui laisserait le temps d’évaluer avec précision ce que lui transmettraient les senseurs de la flotte sur les installations fermées par le Syndic.
D’apprendre ce que l’ennemi avait laissé derrière lui et qui pouvait correspondre aux besoins de la flotte. Et de parler à ses commandants de vaisseau.
Le capitaine Duellos appela. « Je vous recommande de poster quelques croiseurs de combat près du point d’émergence pour le garder. »
Geary secoua la tête. « Pas cette fois. Je tiens à ce que la flotte reste unie. Nous ne pouvons pas simultanément nous déployer pour exploiter ce que les Syndics ont abandonné et monter la garde au point de saut.
— Très bien, capitaine Geary. »
Desjani lui jeta un regard difficilement déchiffrable. « Duellos n’a jamais aimé l’amiral Bloch, vous savez.
— Je l’ignorais.
— Il ne trouvait pas ses décisions avisées. Tandis qu’il se plie assez aisément aux vôtres. Intéressant. »
Geary eut un petit sourire. « Sans doute parce que je n’ai pas fait trop de sottises jusque-là. »
Desjani sourit à son tour puis se retourna pour examiner le message qui venait de s’afficher sur son écran. « Mon officier des opérations nous recommande de nous placer en orbite sur ces coordonnées. » Geary se démancha le cou pour les consulter et constata qu’il s’agissait d’une zone située à deux heures-lumière du point de saut, à l’intérieur du système. Il compara ces coordonnées avec celles des installations du Syndic d’ores et déjà repérées et approuva de la tête. « Ça me paraît parfait. Allons-y. Veuillez indiquer aux autres vaisseaux l’orbite que nous comptons adopter et ordonnez-leur de maintenir la formation autour de l’Indomptable.
— Oui, capitaine. » Desjani entreprit de donner les ordres requis pendant qu’il se penchait sur son écran pour étudier les données qui lui étaient retransmises.
À peine avait-il commencé d’examiner les rapports relatifs à ce qu’on pouvait savoir des installations du Syndic et se rendait-il compte qu’il lui faudrait envoyer des équipes d’éclaireurs pour découvrir ce qu’on pouvait exactement trouver dans chacune qu’il recevait un appel du commandant du Titan.
Super. Qu’est-ce qui cloche encore ?
Mais le visage de l’officier ne trahissait ni inquiétude ni alarme. Le capitaine du Titan donnait l’impression d’être un peu trop jeune pour occuper ce poste, mais son ton et son comportement étaient tous deux empreints d’une relative assurance. « Salutations, capitaine Geary.
— Salutations. Le Titan aurait-il encore un problème ?
— Non, capitaine. Nos réparations avancent un peu plus tous les jours et nous recouvrerons bientôt toute notre capacité de propulsion. »
La nouvelle lui arracha un léger sourire. « C’est un sacré soulagement. Je dois avouer que votre bâtiment m’a beaucoup préoccupé. »
Le capitaine du Titan comprit l’allusion et y répondit par un tressaillement surjoué. « Nous sommes reconnaissants à nos nombreux escorteurs d’avoir fait tous ces efforts pour nous garder indemnes. Enfin… toutes proportions gardées. Nous devions procéder à d’assez considérables réparations et nous avons apprécié de n’avoir pas à en ajouter d’autres à une liste déjà longue. »