Il prit une profonde inspiration et décida d’ignorer sciemment le relâchement de la discipline qu’il avait constaté au sein de cette flotte, au profit du discours officiel et de l’action qu’il avait toujours connus. « Pour ceux qui ne me connaîtraient pas encore, je suis le capitaine John Geary. En quittant l’Indomptable, l’amiral Bloch m’a désigné pour le remplacer. J’entends assumer ces responsabilités au mieux de mes capacités. » Il se demanda quel effet leur produisait sa voix et si ses paroles avaient une signification pour eux.
Une femme qui devait approcher de la retraite lui jeta un regard acerbe : « L’amiral Bloch a-t-il fourni une explication à ce choix ? »
Geary lui jeta un regard noir et sentit se former lentement, à l’intérieur de la glace qu’il hébergeait en lui depuis son sauvetage, une petite boule de chaleur fort bien venue. « Je n’ai pas l’habitude, personnellement, de demander à mes supérieurs de justifier leurs décisions. » Une sorte d’onde parcourut les rangées d’officiers, mais il n’aurait su dire ce qu’elle signifiait. « Cela dit, l’amiral Bloch m’a laissé entendre que j’étais l’officier le plus ancien et le plus haut gradé de cette flotte, et celui aux états de service les plus longs. »
La femme arqua les sourcils : « Les états de service ? Êtes-vous sérieux ?
— Souhaitez-vous que nous comparions, capitaine… » Il jeta un regard sur la plaque qui flottait devant elle. « Capitaine Faresa ?
— Ça n’aurait aucun sens, comme vous devez le savoir.
— Non, je n’en sais rien. » Geary permit à sa voix de trahir un peu de sa fureur. « Si cette flotte se met à chipoter sur l’importance du grade et de l’ancienneté, elle va droit au chaos et vous mourrez tous. »
Un long silence s’ensuivit, brisé par un autre officier. Le capitaine Numos de l’Orion, lut Geary. « Seriez-vous en train de nous dire que vous pourriez nous apporter le salut ? Nous n’avons qu’une alternative en tant que flotte, capitaine : mourir en combattant ou nous soumettre et, au mieux, connaître l’esclavage et une lente agonie. »
Geary se rendit compte qu’il souriait avec lassitude. « Je peux mourir en combattant. C’est sans doute plus facile la deuxième fois. »
Le capitaine Duellos du Courageux s’esclaffa : « Bravo, capitaine Geary ! Si c’est notre destin… »
Numos intervint encore : « Il y a une troisième option. Si nous nous dispersons, chacun pour soi, certains parviendront peut-être à franchir le portail de l’hypernet.
— Rompre les rangs ? s’enquit un autre commandant. Fuir chacun de son côté, voulez-vous dire ?
— Oui. Les vaisseaux les plus lourds et les plus endommagés sont de toute façon condamnés. Il serait stupide de…
— Le mien l’a été parce qu’il a essuyé tout le feu de l’ennemi qui, autrement, aurait été destiné au vôtre ! Et maintenant vous voudriez nous abandonner aux camps de travail du Syndic… ?
— S’il n’y a pas d’autre choix…
— Du calme ! » Geary ne se rendit compte qu’il avait parlé qu’en voyant tout le monde le regarder. À voir leurs têtes, il se demanda quel effet sa voix avait produit cette fois-ci. « Cette flotte n’abandonnera aucun vaisseau. »
Numos reprit la parole et Geary vit plusieurs officiers acquiescer de la tête à ses propos : « Ce n’est pas une décision raisonnée parce que vous n’êtes pas qualifié pour la commander. Et vous le savez. Votre connaissance des armes et des tactiques est complètement dépassée. Vous n’appréhendez absolument pas la situation, ni ici ni chez nous. Vous… »
Quelque chose en Geary explosa brusquement. « Capitaine Numos, je ne suis pas ici pour débattre des questions de commandement avec vous ni aucun des commandants de cette flotte.
— Vous n’êtes pas qualifié pour la commander ! Vous ignorez…
— Je sais au moins que je suis aux commandes, par mon ancienneté et sur l’ordre de l’amiral Bloch, et aussi que, si j’ai besoin d’informations pour appuyer mes ordres, mes subordonnés me les fourniront.
— Je ne suis pas…
— Et que, si vous-même ou un autre commandant vous sentiez incapable de me soutenir correctement ou d’obéir à mes ordres, je vous relèverais de vos fonctions pour vous remplacer par un officier auquel je peux me fier. Et auquel les autres vaisseaux pourront se fier, dois-je l’ajouter ? » Le visage de Numos avait viré à l’écarlate. « Vous sentez-vous incapable de me soutenir correctement, capitaine Numos ? »
Numos ravala sa salive puis répondit avec entêtement, mais sans témoigner l’assurance qu’il avait déployée un instant plus tôt : « Capitaine Geary, votre ancienneté est due à un pur hasard, comme vous en êtes vous-même conscient. Quant à votre grade de capitaine, il date d’un siècle puisqu’il vous a été décerné à titre posthume. Nul ne savait que vous étiez encore en vie. Un siècle de survie en hibernation ne génère aucune expérience. » Quelques commandants approuvèrent d’un geste, l’enhardissant visiblement. « Nous devons nous choisir un commandant en chef sur la base de son aptitude à appréhender la situation présente, et cette aptitude exige une certaine connaissance de Y époque actuelle. »
Geary dévisagea si froidement Numos qu’il se rejeta en arrière comme si on l’avait menacé. « Dans la flotte de l’Alliance que je connais, on ne “choisit” pas ses supérieurs. Je n’ai nullement l’intention de vous permettre, à vous ni à personne, de remettre en cause mon autorité en matière de commandement. »
Un homme corpulent se gratta la gorge en bout de table. « Le capitaine Geary est le plus ancien. Il commande. Fin de la discussion. »
Geary se tourna vers lui et grava son nom et son visage dans sa mémoire : capitaine Tulev du Léviathan. Quelqu’un sur qui il pouvait compter.
Puis une femme portant l’uniforme de l’infanterie de l’espace prit la parole. Le colonel Carabali avait dû hériter de son commandement quand le général du corps des fusiliers accompagnant la flotte était mort avec les autres officiers supérieurs. « Nous avons fait le serment d’obéir à nos supérieurs et de défendre l’Alliance. L’infanterie spatiale regarde le capitaine Geary comme son commandant en chef en vertu du règlement de la flotte de l’Alliance. »
Un autre commandant de vaisseau – une femme – s’exprima d’une voix éraillée. « Bon sang, si lui ne peut pas nous sortir de là, qui le pourra ? »
Tous les regards se fixèrent de nouveau sur Geary. Cette femme venait de dire à voix haute ce que nombre d’entre eux pensaient tout bas. Geary aurait aimé éviter de regarder ces visages, mais il devait affronter bille en tête leur espoir comme leur scepticisme. Il ne pouvait plus se cacher. « Je vais essayer. »
Deux
Le silence régna un instant dans la salle de conférence, puis le capitaine Faresa reprit la parole, d’une voix toujours aussi âpre et l’expression non moins sévère. « Comment, capitaine ? Par quel tour de magie ? Il nous reste moins d’une heure avant l’expiration de l’ultimatum du Syndic. »
Geary lui lança un regard tout aussi hostile mais, en inspectant des yeux les rangées de commandants de vaisseau, il se rendit compte que son autorité était sur le fil du rasoir. Pour la première fois, il prit conscience de leur jeunesse. La plupart étaient plus jeunes, et manifestement moins expérimentés et endurcis que les capitaines qu’il avait connus un siècle plus tôt. Un trop grand nombre d’entre eux se contentaient de regarder et d’attendre, prêts à sauter dans n’importe quelle direction. S’ils s’y résolvaient, toute la flotte risquait de partir à vau-l’eau en laissant le champ libre aux Syndics.