Geary envoya les messages qu’il avait préparés puis appela le Sorcière et le Titan pour informer les commandants de ces vaisseaux des nouvelles dispositions. Le capitaine Tyrosian donna l’impression d’être aussi stupéfaite que Gundel. Mais elle obtempéra aussitôt, en acceptant de concocter un projet qui permettrait peut-être l’exploitation des installations minières du Syndic, et se ragaillardit en prenant conscience qu’elle commandait désormais la division et que son Sorcière en était le nouveau vaisseau amiral. Sachant qu’il allait maintenant travailler avec elle, Geary faillit pousser un soupir de soulagement en mettant un terme à leur conversation.
D’un autre côté, le commandant du Titan, que la perspective de n’être plus à la botte de Gundel enchantait visiblement, redoutait tout aussi manifestement de devoir héberger son ex-commandant de division sur son vaisseau, et pour une durée indéterminée. « Il ne fait plus partie de votre chaîne de commandement, lui affirma Geary. Fournissez-lui tous les matériaux qu’il vous demandera et trouvez-lui un lieu de travail agréable. Vous ne le verrez probablement jamais.
— Oui, capitaine. Merci, capitaine Geary.
— Merci ? De quoi ? » chercha-t-il à savoir.
Le jeune officier hésita. « De ne pas m’avoir viré par le sas à grands coups de pied pour m’être adressé directement à vous en passant par-dessus la tête du capitaine Gundel.
— Si les installations minières du Syndic redémarrent, ce sera une aubaine pour cette flotte. Vous aviez une bonne raison. Mais n’en faites pas une habitude.
— Promis, capitaine. »
Quelques heures plus tard, Geary se souvenait de rappeler le nouveau commandant du Djinn. Il avait sciemment transféré Gundel sur le Titan pour l’empêcher de harceler son remplaçant. L’ex-bras droit semblait assez compétent. De fait, Geary avait la conviction qu’il avait toujours réellement régi les affaires du Djinn, tandis que Gundel feignait constamment d’être débordé. Le nouveau commandant de ce vaisseau parvint à cacher la liesse qu’il ressentait à l’idée de n’être plus le subordonné de Gundel, mais il faut dire aussi qu’après avoir travaillé si longtemps avec lui il devait avoir acquis une certaine expérience en matière de dissimulation des sentiments.
Geary examina la position de la flotte à l’intérieur du système de Caliban. Depuis plusieurs heures, elle dérivait lentement vers l’étoile. Même si les Syndics qui la pourchassaient dans le système de Corvus avaient finalement décidé de sauter vers Caliban plutôt que vers Yuon, ils n’arriveraient pas avant quelques heures. Mais, plus il y réfléchissait, moins il craignait une poursuite immédiate. Si les Syndics avaient eu le moindre soupçon à cet égard, ils auraient à tout le moins dépêché un dispositif destiné à détecter l’arrivée de la flotte de l’Alliance à Caliban. La seule absence d’un vaisseau éclaireur chargé de la repérer puis de filer les en informer le renseignait suffisamment sur leur conviction fermement ancrée : la flotte de l’Alliance allait gagner Yuon ou Voss ; ils concentraient donc tous leurs efforts sur ces deux systèmes.
Malheureusement, parvenir à cette conclusion impliquait qu’il ne pouvait repousser plus longtemps une corvée qui s’imposait depuis qu’il était entré dans ce système ; bien à contrecœur, Geary envoya donc à tous ses commandants l’ordre de procéder à une réunion générale immédiate.
La salle de conférence lui parut de nouveau immense, avec sa table qui s’étirait à l’infini, en même temps qu’il se demandait quel délai mettrait le déplaisir que lui inspiraient ces réunions pour se transformer en haine viscérale. Le procédé des visioconférences ne facilitait que trop la tenue de ces conseils stratégiques, mais il s’apercevait peu à peu que lui-même les compliquait davantage, dans la mesure où tout le monde pouvait aisément y assister pour mettre son grain de sel. Le logiciel donnait la parole à tous ceux qui voulaient s’exprimer, sans tenir compte de ce que lui-même éprouvait, et il lui était impossible de fixer délibérément des rendez-vous interdisant à ses principaux adversaires d’y assister.
Du coup, nous revoilà tous présents. Une grande et heureuse famille. Geary s’efforçait de ne pas tourner les yeux vers le capitaine Faresa, qui devait certainement lui lancer un de ses regards acerbes. « Je tenais à vous faire part à tous de mon intention de m’attarder quelque temps à Caliban. Nous y trouverons peut-être des matériaux utiles, et le Syndic a bien peu de chances de nous y poursuivre dans l’immédiat… »
Le capitaine Faresa le coupa comme il s’y attendait : « Si les Syndics apparaissent, la flotte de l’Alliance compte-t-elle encore fuir ? »
Il lui décocha un regard inexpressif dans l’espoir de la déstabiliser. « Nous n’avons pas fui à Corvus mais refusé le combat.
— C’est du pareil au même ! Et devant une force inférieure à la nôtre ! »
Geary scruta l’un après l’autre les visages de ses capitaines en s’efforçant d’évaluer, à leur expression et à leur attitude, à qui allaient leurs sympathies. Il se rendit compte qu’un nombre bien trop élevé approuvaient intérieurement les déclarations de Faresa. Cette prise de conscience l’ébranla sans doute, mais l’on ne pouvait s’y tromper. « Si je puis me permettre de le rappeler au capitaine Faresa, notre seul dessein, en gagnant Corvus, était de traverser le système pour arriver à un autre point de saut. Je n’ai vu aucune raison de permettre à une flotte du Syndic inférieure en nombre de nous détourner du but que nous nous étions fixé.
— Ils croient que nous avons fui ! »
Geary secoua la tête et se fendit d’un sourire fugace. « Les Syndics croient à tout un tas de choses stupides. » À son grand soulagement, son commentaire déclencha les rires de nombreux capitaines. Il avait réfléchi à la meilleure façon d’aborder les événements de Corvus si quelqu’un décidait de soulever la question : minimiser l’importance de la flotte du Syndic lui avait paru la meilleure solution.
— Le capitaine Faresa rougit, mais le capitaine Numos intervint avant qu’elle ne reprit la parole : « Il n’en demeure pas moins qu’ils sont certainement persuadés que nous avons eu peur de les affronter. »
Geary arqua un sourcil. « Je n’ai pas eu peur des Syndics, moi », déclara-t-il. Il les laissa se pénétrer de sa déclaration, tandis que Numos le fusillait du regard. « Je refuse de laisser l’ennemi nous dicter notre comportement. Si nous avions rebroussé chemin pour engager le combat, uniquement parce que nous… parce que nous nous soucions de ce qu’il pense de nous… eh bien, nous leur aurions permis de déterminer notre ligne d’action à notre place. »
Il pointa tour à tour Faresa et Numos du doigt. « Je vous rappelle à tous les deux que les Syndics savaient que nous gagnerions Corvus. C’était la seule étoile accessible depuis le point de saut de leur système mère que nous avons emprunté. » Il avait failli dire « par où nous nous sommes échappés », mais il ne tenait pas, même si elles étaient fondées à un pour cent, à étayer les allégations selon lesquelles la flotte se serait soustraite aux combats. « La force qui nous poursuivait n’était sans doute qu’une première vague. D’autres auraient suivi. Qu’aurions-nous pu faire, avec nos vaisseaux endommagés, si une seconde était apparue ? Nous ne disposions d’aucun havre sûr dans un système du Syndic. Tout bâtiment endommagé aurait été condamné en même temps que son équipage. En quoi est-ce que ça aurait servi notre cause ? En quoi aurait-ce pu servir aux gens que nous commandons ? Livreriez-vous un combat à mort, par pur orgueil, dans un système stellaire sans aucune importance stratégique ? »