Le capitaine Faresa le dévisagea sans mot dire, mais Numos secoua la tête. « C’est pour l’orgueil que se bat cette flotte. C’est la fierté qui maintient sa cohésion. Sans elle, nous ne sommes plus rien. » Son ton laissait clairement entendre que Geary aurait dû le savoir et que cette ignorance était inexcusable.
Geary se pencha vers l’hologramme de Numos, conscient de trahir sa fureur : « Cette flotte ne se bat pas pour l’orgueil mais pour la victoire. Ce sont l’honneur, le courage, la foi en nous-mêmes et en ce pour quoi nous nous battons qui maintiennent sa cohésion. L’orgueil n’est rien en soi, sinon une arme entre les mains de l’ennemi, qu’il emploiera allègrement pour nous conduire à notre perte. »
Le silence retomba. Une lueur satisfaite rôdait dans le regard de Numos, comme s’il s’imaginait avoir marqué des points contre lui. Sachant qu’il ne pouvait se permettre de perdre son sang-froid, Geary se calma. Il suivit du regard les longues rangées de capitaines dont l’image semblait assise à la table, en s’efforçant de deviner s’il avait perdu son influence et sans trop savoir ce qu’il allait dire ensuite. « Si je puis me permettre de poursuivre, les Syndics ne savent pas encore que nous sommes à Caliban. Ils ne se rendront même pas compte avant plusieurs jours que nous n’avons pas gagné Yuon. Là seulement, ils commenceront à nous chercher ailleurs. Nous devons mettre à profit ce délai pour réapprovisionner nos stocks dans la mesure du possible. Nos auxiliaires… (il désigna du menton la place qu’occupait le capitaine Tyrosian) vont veiller à réunir autant de matériaux bruts qu’ils le pourront, tout en fabriquant dans le même temps davantage d’articles correspondant aux besoins de cette flotte, articles qui seront distribués ensuite à ceux des vaisseaux à qui ils manqueront.
— Le capitaine Tyrosian est responsable de la division des auxiliaires ? Qu’est-il advenu du capitaine Gundel ? demanda un officier en dévisageant Tyrosian d’un œil intrigué, mais sans hostilité.
— Le capitaine Gundel a reçu une nouvelle affectation : il doit m’assister dans l’établissement des besoins à long terme de cette flotte, répondit Geary. Il est transféré sur le Titan.
— J’ai entendu dire qu’il avait été relevé de son commandement », intervint un autre.
Les nouvelles vont vite. Ça, au moins, n’a pas changé depuis mon époque. Il se tourna vers Tyrosian. « Le règlement de la flotte interdit à un officier d’exercer le commandement d’un vaisseau lorsqu’il fait partie de l’état-major. J’ai donc été contraint de confier le commandement du Djinn au second du capitaine Gundel, ajouta-t-il. Celui-ci a pleinement consenti à ces changements. »
Peu habituée à être le centre de l’attention générale, Tyrosian se contenta d’opiner.
« Le capitaine Gundel serait-il du même avis si on lui posait la question ? le défia le même officier.
— Si mes déclarations ne vous semblent pas dignes de confiance, n’hésitez pas à le contacter directement, répondit sèchement Geary. Mais, je vous préviens, il risque de vous répondre qu’il est trop occupé pour supporter d’incessantes interruptions. »
Des sourires fleurirent autour de la table. Comme Geary l’avait pressenti, nombre de commandants avaient eu affaire au capitaine Gundel quand il était responsable des auxiliaires, et tous étaient informés de son manque à peine déguisé d’amabilité.
L’officier qui l’avait défié voyait lui aussi les sourires et, de toute évidence, se rendait compte qu’il ne se ferait pas beaucoup de partisans en contestant le transfert de Gundel. « Très bien. Je voulais seulement m’en assurer, voilà tout.
— Parfait. » Geary promena lentement le regard autour de la table. À en juger par la plupart des expressions, il conservait encore sa mainmise sur la flotte. Mais trop d’entre eux donnent l’impression d’apprécier les arguments de Numos. Pourquoi ? Un trop grand nombre, en dépit du bon sens et de la simple jugeote, semblent se plaindre d’avoir évité le combat à Corvus. S’ils tiennent tant à se battre, ils devront d’abord apprendre à le faire. « Pendant que nous sommes là, nous allons faire quelque chose d’autre. »
Tous le regardaient, tantôt avec empressement, tantôt avec méfiance. « J’ai eu l’occasion de voir la flotte en action. » L’heure était venue pour lui de recourir au langage le plus diplomatique possible. Il regretta de ne pouvoir se fier suffisamment à Rione, s’agissant des affaires internes de la flotte, pour lui demander de l’aider à choisir ses mots. « La bravoure du personnel de cette flotte et les capacités de ses vaisseaux sont véritablement impressionnantes. Vous pouvez en être fiers. » Il avait lâché cette dernière phrase sur une inspiration, dans l’espoir de reprendre la haute main dans la querelle qui l’avait opposé à Numos. « La victoire au combat n’est pas notre seul but. Il s’agit surtout d’infliger à l’ennemi les pertes les plus lourdes possibles en n’en subissant nous-mêmes que les plus légères. Nous pouvons prendre certaines dispositions afin d’augmenter nos chances de remporter des victoires de cette sorte. »
La méfiance s’inscrivait toujours sur le visage des officiers. Geary activa un autre écran, montrant des formations de combat qu’il avait naguère pratiquées pour apprendre à coordonner les manœuvres des vaisseaux et les regrouper à des points stratégiques. Il avait longuement réfléchi à la manière dont il lui faudrait s’y prendre pour leur expliquer qu’ils ignoraient totalement comment on mène une bataille. « Coordination, travail d’équipe et formations des vaisseaux permettant de tirer le plus grand profit possible de ces deux talents. Certes, il faut une grande pratique pour y parvenir, mais les Syndics ne se seront pas préparés à se défendre contre cette tactique, et ce sera notre récompense.
— Nous pouvons faire adopter ces formations aux vaisseaux, objecta une voix, mais, face à un ennemi qui agit et riposte, elles seront pires qu’inutiles sans une coordination de l’action précise à travers des minutes-lumière. C’est tout le problème. Le décalage des données dans le temps finit par tout compliquer. Nous maîtrisons certes les rudiments mentionnés dans les manuels de stratégie, mais nul aujourd’hui ne sait plus manœuvrer ces formations. »
Le commandant Cresida du Furieux s’exprima pour la première fois : « C’était vrai jusque-là, mais il me semble que nous disposons à présent d’un homme de l’art. De quelqu’un qui a appris à le faire voilà très longtemps. » Elle décocha à Geary un sourire morose.
Il vit l’illumination se répandre lentement d’un bout à l’autre de la table virtuelle. Numos et Faresa eux-mêmes donnaient l’impression d’être provisoirement incapables d’une rebuffade. Saisis l’occasion au vol. « On peut le faire. Ça exigera du travail. Nous procéderons à des simulations et à des exercices d’entraînement pendant que nous serons dans ce système. À des manœuvres de la flotte. Certes, quelques-unes des ruses que je connais semblent désormais oubliées. Je vous les enseignerai, et nous pourrons ensuite surprendre ensemble les Syndics. »
En dépit de quelques expressions sceptiques éparpillées çà et là, la majorité des commandants de vaisseau affichaient soulagement et intérêt. « Nous pratiquerons ces formations, simulerons des combats et manœuvrerons. » D’autres visages encore s’éclairèrent à la mention de ces simulations, comme si l’attention qu’il portait à la préparation aux futures batailles leur ôtait le poids d’autres soucis. « Je vais établir un programme, poursuivit-il. L’entraînement sera intense, car j’ignore s’il pourra durer très longtemps. Des questions ?