— Où irons-nous en partant d’ici ? s’enquit le capitaine Tulev.
— On y réfléchit encore. Comme vous le savez, nous avons plusieurs choix.
— Vous ne craignez donc pas que nous devions quitter précipitamment Caliban ? » Il jeta à Geary un regard laissant clairement entendre qu’il connaissait déjà la réponse.
Geary sourit lentement, reconnaissant à Tulev de lui avoir fourni l’occasion de répondre avec fermeté : « Nous quitterons Caliban quand ça nous conviendra, capitaine. »
Une manière de hourra explosa d’un bout à l’autre de la table, la plupart des commandants exprimant leur approbation de ce témoignage de fermeté. Geary garda le sourire, en dépit du soulagement qu’il éprouvait d’avoir réussi, du moins en apparence, à expliquer à ces hommes et ces femmes, sans froisser leur susceptibilité ni offenser leur orgueil, qu’ils avaient besoin d’un rude entraînement. « C’est tout. Je travaille déjà à l’établissement de cet emploi du temps et je le transmettrai à tous les vaisseaux dès qu’il sera prêt. »
Le capitaine Desjani se leva, lui fit un signe de tête et sortit aussitôt de la salle en vérifiant sur son assistant personnel les dernières interventions dont devait s’acquitter le commandant de l’Indomptable. L’image des autres officiers commençait de disparaître à mesure qu’ils filaient répéter à leurs propres subalternes la teneur de la réunion. Geary reporta son intérêt sur l’un d’eux et brandit une main comminatoire. « Deux mots en privé, s’il vous plaît, capitaine Duellos. »
Duellos acquiesça d’un hochement de tête, en même temps que son image « se dirigeait » vers Geary, que celles des officiers encore présents s’évaporaient comme crève un amas de bulles de savon, et que les dimensions apparentes de la salle se réduisaient pour lui rendre ses proportions réelles. « Oui, capitaine Geary ? »
Celui-ci se frotta la nuque en se demandant comment il allait poser sa question. « J’aimerais connaître votre sentiment sur un certain point. À un moment donné de cette réunion, il a été question d’orgueil et de notre refus d’engager le combat à Corvus. Quelle impression cela vous laisse-t-il ? »
Duellos inclina la tête pour le regarder. « Vous tenez particulièrement à avoir mon avis ? Je ne peux guère me prétendre représentatif des autres capitaines de cette flotte.
— Je le sais. J’aimerais néanmoins connaître le fond de votre pensée et votre opinion sur ce qu’en disent les autres.
— Très bien. » Un coin de sa bouche se retroussa. « J’ai compris ce que vous avez dit de l’orgueil. Mais sachez que c’est une des pierres de touche de cette flotte.
— Je n’ai jamais dit qu’ils ne devaient pas être fiers ! » D’agacement, Geary avait brandi les paumes.
Cette fois, les deux coins de la bouche de Duellos tressaillirent comme s’il s’efforçait de trouver un certain humour à l’affaire. « Non. Mais on ne peut pas sous-estimer la valeur de l’orgueil. Il y a eu des moments, capitaine Geary, où c’était la seule chose qui nous soutenait encore. »
Geary secoua la tête et détourna le regard : « Je vous respecte beaucoup trop pour penser qu’un vain orgueil puisse être votre seule motivation. Je crois que ce que vous appelez l’orgueil recouvre bien davantage. La foi en vous-même, peut-être, ou la persévérance devant l’adversité. Ce sont là des vertus dont on peut être fier. Rien à voir avec l’orgueil. »
Duellos soupira. « Je crains que nous n’ayons perdu notre aptitude à faire la distinction. Quelque part entre votre époque et la nôtre. La guerre déforme toutes choses et corrompre l’esprit humain n’est pas le moindre de ses méfaits.
— Donc vous croyez, vous aussi, que nous aurions dû engager le combat à Corvus ?
— Non. Absolument pas. Ç’eût été stupide, pour les raisons que vous avez avancées. Mais… (il hésita) puis-je vous parler franchement ?
— Bien sûr. Si je vous pose la question, c’est parce que je compte sur votre franchise. »
Duellos se fendit de nouveau de son petit sourire. « Je ne peux pas me targuer de toujours connaître la vérité. Je peux seulement vous dire ce que je crois vrai. Il vous faut comprendre que, si la plupart des commandants de vaisseau croient de toutes leurs forces en Black Jack Geary, d’autres, assez nombreux, se demandent si vous êtes resté le même. Un moment, ajouta-t-il en constatant que Geary s’apprêtait à répliquer. Je sais que vous n’avez jamais été cet homme. Mais, dans tout ce que vous faites, ils traquent les qualités de Black Jack Geary. »
Geary y réfléchit un instant. « Et s’ils ne trouvaient pas en moi ce qu’ils croient être ses qualités ?
— Ils mettraient en doute vos capacités à garder le commandement de cette flotte, déclara platement Duellos. Depuis que vous en avez pris la tête, d’aucuns ont répandu le bruit que vous étiez un homme vidé de sa substance, détérioré par une longue période de sommeil de survie, la coquille creuse et ravagée du grand héros. Si jamais vous en veniez à donner l’impression que vous n’avez pas la volonté d’affronter l’ennemi, les rumeurs selon lesquelles votre âme a déserté votre corps en sortiraient encore renforcées.
— Enfer ! » Geary se massa le visage à deux mains. Certes, il détestait qu’on le prît pour une figure de légende, mais passer pour une sorte de zombie sans âme ne lui semblait guère plus enviable. Et risquait de nuire gravement à son aptitude à commander la flotte. « Certains officiers contestent-ils ces rumeurs ?
— Bien sûr, capitaine. Mais les paroles d’un homme tel que moi ne pèsent pas lourd pour ceux qui doutent de vous. Ceux qu’on pourrait infléchir guettent vos moindres gestes. »
De nouveau, Geary montra ses paumes d’exaspération. « Je ne peux guère m’inscrire en faux, n’est-ce pas ? Je ne vous demanderai même pas qui répand ces rumeurs, car je suis bien certain que vous ne me répondriez pas. J’ai accepté ce commandement pour ramener cette flotte à bon port, capitaine Duellos. Si je peux le faire sans livrer un grand combat, ça signifiera que j’y suis parvenu sans perdre davantage de vaisseaux. »
Duellos le scruta longuement. « Capitaine Geary, ramener cette flotte chez elle n’est pas une fin en soi. Je n’irai pas jusqu’à dire que ce n’est pas une affaire importante, mais la flotte n’existe que pour combattre. Si nous devons mettre un terme à cette guerre, ce n’est qu’en vainquant les Syndics. Tous les dégâts que nous pourrions leur infliger sur le trajet seraient bénéfiques pour l’Alliance. Et, tôt ou tard, elle devra de nouveau les affronter. »
Geary resta un bon moment la tête farcie d’idées noires, puis il opina pesamment. « Je comprends.
— Ce n’est pas tant que nous aspirions à mourir loin de chez nous, voyez-vous. » Duellos réussit cette fois-ci à afficher un sourire désabusé.
« Je comprends parfaitement. » Geary se tapota la poitrine à l’endroit du cœur, là où les quelques rubans ornant son uniforme contrastaient de façon saisissante avec les rangées de décorations gagnées au feu par son interlocuteur. Le bleu clair parfaitement reconnaissable de la médaille d’honneur de l’Alliance, récompense de la « dernière bataille » livrée par Geary, qu’il ne pensait pas mériter mais que le règlement lui imposait de porter, tranchait sur le lot. « Nous avons tous grandi avec ça. Combattre et mourir sont des réalités qu’il nous faut accepter. J’ai gardé la mentalité du siècle dernier, quand la paix était la norme et la guerre une éventualité. Pour moi, le combat n’était qu’un jeu, une application virtuelle de la théorie, où les arbitres comptaient les points en fin de partie pour départager les vainqueurs des perdants et où, ensuite, tous buvaient un verre ensemble en se racontant des salades sur leurs tactiques géniales. Maintenant, c’est réel. Tout s’est passé si vite à Grendel que je n’ai pas eu le temps de saisir que nous étions en guerre. » Il fit la grimace. « Votre flotte est bien plus importante que celle qui existait de mon temps. En une seule bataille, je pourrais perdre plus de matelots qu’il n’en servait dans celle que j’ai connue. J’en suis donc encore à m’adapter à cet état de fait, à l’idée que je me suis retrouvé propulsé dans une guerre qui dure depuis une éternité. »