— Vous marquez un point. » Geary relâcha la touche et se tourna vers Desjani. « Quarante-deux ans. Celui qui a écrit ça est sûrement mort à l’heure qu’il est.
— Bah, ce n’est pas comme si on avait vraiment eu une chance de le rencontrer personnellement », lâcha Desjani sur un ton détaché, en faisant bien comprendre que cette occasion ratée n’allait pas lui tirer des larmes.
« Capitaine Geary ? » Une petite fenêtre montrant le colonel Carabali et un major de l’infanterie debout à ses côtés venait de s’ouvrir près de celle de l’éclaireur. Tous portaient une cuirasse intégrale et semblaient se trouver dans une des installations du Syndic. Geary scruta les icônes qui s’affichaient près de l’image et zooma sur Carabali. Le major et elle devaient l’appeler de la même installation que l’éclaireur. « Il y a ici un truc bizarre. »
Geary sentit ses tripes se nouer. « Dangereux ?
— Non, capitaine. Seulement… bizarre. » Carabali désigna son compagnon. « Voici le major Rosado, mon meilleur spécialiste en informatique du Syndic. » Rosado salua élégamment. « Selon lui, les banques de données ont non seulement été effacées et les systèmes de sauvegarde emportés, mais aussi tous les systèmes d’exploitation. »
Geary y réfléchit. « Et c’est bizarre ?
— Oui, capitaine, déclara le major Rosado. À quoi bon les embarquer ? Nous avons réussi à obtenir par divers moyens les copies du code du Syndic, de sorte que nous pouvons remettre en marche les bécanes. Et, en l’absence d’OS chargés et configurés, les Syndics qui reviendraient sur place rencontreraient de plus grandes difficultés pour gérer les installations.
— Ils savent que nous détenons ces copies ?
— Ils savent au moins que celles dont nous disposons sont plus récentes que ces antiquités, capitaine. »
Ces « antiquités » sont plus jeunes que moi. « Savez-vous pour quelle raison ils auraient effacé les OS ? »
Le major Rosado avait l’air dans l’embarras. « Je n’en vois qu’une seule, capitaine.
— Laquelle ? insista Geary.
— Ils n’auraient retiré les OS que s’ils avaient craint de voir quelqu’un d’autre que nous y accéder après leur départ, capitaine, déclara Rosado avec réticence. Quelqu’un qui, selon eux, n’aurait pas les copies de leur code.
— Quelqu’un d’autre que nous ? » Le regard de Geary oscillait entre Desjani et Carabali. « Qui ça ?
— Un… Un troisième camp.
— Il n’y a pas de troisième camp, répondit Desjani. Il y a nous et les planètes qui se sont ralliées à nous, et il y a les Syndics. Il n’y a personne d’autre.
— Censément, rectifia Carabali. Mais les Syndics redoutaient visiblement un tiers. Un tiers qui n’aurait pas accès aux logiciels comme tout être humain normal.
— Vous n’êtes pas en train de faire allusion à des intelligences non humaines, au moins ? s’enquit Desjani. Nous n’en avons jamais rencontré. »
Carabali haussa les épaules. « Non. Nous, non. Mais nous ignorons ce qui se trouve par-delà l’espace du Syndic. Ils nous en ont interdit l’accès avant le début de la guerre pour de prétendues raisons de sécurité. »
Geary pivota pour étudier l’hologramme du ciel. Certaines étoiles, comme Caliban, étaient certes très loin de l’espace de l’Alliance, mais pas si éloignées des confins connus des Mondes syndiqués lorsqu’on évaluait leur distance depuis leur frontière extérieure. « Si cette hypothèse s’avérait, ils devraient connaître leur existence depuis au moins quarante-deux ans, quand ils ont fermé toutes leurs installations de Caliban. Auraient-ils pu garder si longtemps ce secret ? »
Le commandant en chef des fusiliers haussa de nouveau les épaules. « Ça dépend de nombreux facteurs, capitaine. Ni le major Rosado ni moi n’affirmons que ces êtres existent.
Nous signalons simplement que c’est la seule explication plausible à ce comportement des Syndics avant leur départ de Caliban.
— S’ils existaient vraiment, n’aurions-nous pas dû déjà les rencontrer ? demanda Desjani.
— Nous les rencontrerons peut-être, répondit Geary. La flotte a-t-elle prévu un protocole particulier en cas de contact avec des non-humains ? »
Desjani afficha une mine confondue. « Je n’en sais rien. On n’en a jamais signalé jusque-là, de sorte que j’ignore si quelqu’un s’est penché sur la question. Peut-être en existe-t-il un, mais très ancien, datant d’avant la guerre. » Dans la mesure où Desjani poursuivait sans s’émouvoir, Geary se persuada qu’il avait réussi à dissimuler sa réaction à cette dernière déclaration. « Quoi qu’il en soit, comment ces intelligences non humaines pourraient-elles se montrer à Caliban si les Syndics s’y opposaient ? Cette étoile n’est pas toute proche de leur frontière. »
Le colonel Carabali avait l’air de s’excuser, mais elle reprit néanmoins la parole. « S’il existe effectivement quelque part des intelligences non humaines, elles doivent disposer d’un moyen différent de voyager plus vite que la lumière. Pour l’instant, les hommes en connaissent deux. Il y en a sûrement d’autres, dont un qui pourrait permettre d’accéder à Caliban depuis la frontière de l’espace syndic. Mais je ne suis pas en train d’affirmer qu’elles sont la cause du comportement des Syndics ici, ni même qu’elles existent et que les Syndics les ont rencontrées. Je dis seulement qu’elles en sont la seule explication plausible. »
Geary hocha la tête. « Entendu, colonel. Je vous remercie de nous avoir suggéré cette idée, même si, comme vous le dites vous-même, elle ne repose sur aucune certitude. Mais vous m’affirmez être en mesure de refaire malgré tout fonctionner les systèmes du Syndic ? »
Le major Rosado sourit avec assurance. « Oui, capitaine. Quand vous voudrez, si tel est votre désir.
— Vous êtes en liaison avec les équipes d’éclaireurs des auxiliaires de la flotte ?
— Oui, capitaine. Une équipe du Djinn nous accompagne et s’emploie à dresser l’inventaire de ce qui pourrait nous intéresser sur ce site.
— Parfait. Merci pour vos informations. » La seconde fenêtre disparut, ne laissant ouverte que celle où l’éclaireur de l’Alliance explorait laborieusement les bureaux.
Desjani secoua la tête. « Je n’aurais jamais cru voir des fusiliers spatiaux se soucier d’extraterrestres bicéphales surgis des profondeurs de l’espace. »
Geary sourit puis recouvra aussitôt son sérieux. « Pourtant, ils n’ont trouvé aucune autre raison vraisemblable au geste des Syndics. En voyez-vous une ?
— La perversité ? Un crétin de bureaucrate ? Les gens n’agissent pas toujours rationnellement.
— C’est vrai. Nous sommes bien placés pour le savoir, nous qui appartenons à la flotte, pas vrai ? »
Elle opina en souriant. « À votre place, capitaine, je ne perdrais pas mon temps à m’en inquiéter.
— Non, j’imagine. Franchement, ce serait se coltiner beaucoup de boulot pour pas grand-chose. » Il vérifia l’heure. « Nous avons d’autres soucis en tête pour l’instant. »
Pour la dixième fois au moins en une demi-heure, Geary se contraignit à ravaler un commentaire peu amène. Les vaisseaux qui auraient dû adopter une formation en bloc d’un côté du corps principal de la flotte se querellaient pour une affaire de préséance fondée sur l’ancienneté de leurs commandants respectifs, de sorte qu’au lieu d’occuper la position qui leur avait été assignée certains tentaient de forcer le passage vers celle déjà prise par un autre. Il compta lentement jusqu’à cinq puis appuya sur la touche des communications. « À toutes les unités de la formation Bravo. Sachez qu’on vous laissera à toutes la même chance équitable d’engager le combat. Gagnez le poste qui vous a été affecté. »