Il envisagea vaguement de prendre quelque chose pour enrayer la migraine qui poignait derrière ses yeux, tout en suivant du regard les vaisseaux éparpillés qui, quelque peu penauds, altéraient leur trajectoire ; à la seule exception de l’Audacieux, qui continuait de ramper vers le Résolution comme s’il comptait le bousculer d’une bourrade pour assumer la position de pointe qui lui revenait de droit. « Audacieux, avez-vous capté mon dernier ordre ? » Il attendit une minute que le vaisseau daignât répondre, mais il glissait toujours vers le Résolution. Très bien. Voyons si une touche d’humour réussit à trancher ce nœud gordien sans qu’il me soit nécessaire de relever un autre commandant de ses fonctions. « Audacieux, si vous envisagez de copuler avec le Résolution, tâchez au moins de lui payer un ou deux verres avant. »
Geary entendit le capitaine Desjani, un peu en retrait, manquer de s’étouffer sur sa gorgée de café. Il n’obtint aucune réponse de l’Audacieux, mais le vaisseau finit par obliquer pour gagner la position qu’on lui avait désignée. Un instant plus tard, le Résolution appelait. « Le croiseur de l’Alliance Résolution aimerait signaler que sa virginité reste intacte. »
Cette fois, Desjani éclata de rire, imitée par Geary. Parfait. Voilà qui prouve que le moral est bon. Pour l’instant au moins. Il regarda, en secouant la tête, les autres bâtiments en formation Bravo glisser tardivement vers leur position de combat. Dieu merci, je peux procéder à ces manœuvres par simulation. J’aimerais les effectuer en réel, mais je ne peux pas me permettre de brûler les réserves de carburant qu’elles exigeraient.
Il attendit que les lambins eussent rejoint leur poste puis enfonça de nouveau la touche des communications. « À toutes les unités. Je vais passer la simulation du mouvement des vaisseaux en mode automatique pendant un petit moment. Je veux vous montrer ce qui se produit quand on coordonne les manœuvres de ces deux formations. » Il activa la séquence qu’il avait programmée pendant leur transit dans l’espace du saut.
Dans la version virtuelle du système de Caliban, une vaste flotte du Syndic se matérialisa brusquement près des deux formations de l’Alliance. Geary laissa défiler la simulation, qui montrait ces deux dernières en train de pivoter pour adopter un angle d’attaque maximalisant leur puissance de feu sur les deux flancs opposés de l’ennemi en approche.
Geary avait sciemment abrégé le scénario, de sorte que, vingt minutes plus tard, les quelques vaisseaux virtuels rescapés des Syndics prenaient leurs jambes à leur cou. Il laissa s’écouler une ou deux minutes après la fin de la simulation puis reprit la parole. « J’aimerais souligner deux points. Tout d’abord, vous remarquerez que l’emploi judicieux des deux formations distinctes augmente notre puissance de feu ainsi que notre capacité à opposer à l’ennemi un plus grand nombre de vaisseaux. Et, en outre, que chaque bâtiment de la formation Bravo frappe durement l’ennemi du fait qu’elle ravage son flanc. En second lieu, si le scénario que je viens de vous passer a fonctionné, c’est parce chaque vaisseau a rempli le rôle qui lui était dévolu. »
Il étudia la représentation de cette simulation, où la victoire avait été invraisemblablement trop aisée. Ç’avait sans doute été trop facile, trop simple, mais il tenait à ce que la leçon qu’elle enseignait s’imprimât clairement.
« Si nous nous comportons en force de combat disciplinée, nous pourrons frapper si rudement les Syndics qu’ils ne sauront même pas d’où viendront les coups. Les simulations et les formations auxquelles nous nous exercerons au cours des prochaines semaines se feront graduellement de plus en plus complexes, mais je tenais à ce que tout le monde comprît pourquoi nous nous attelions à cette tâche. Je peux vous promettre que, si cette flotte témoigne de la même bravoure en se pliant à la discipline, elle sera en mesure, neuf fois sur dix, de triompher d’une flotte de force équivalente. »
À l’autre bout de la salle des simulations, Desjani leva triomphalement les pouces. Geary lui répondit d’un signe de tête, en regrettant que tous ses commandants ne fissent pas preuve de la même loyauté inconditionnelle.
« Ce sera tout. La prochaine simulation dans deux heures. Nous nous retrouverons à cette occasion. » Il s’étira et se leva. « Je crois pouvoir prédire, sans craindre de me tromper, que tous en auront jusque-là de ces manœuvres virtuelles dans deux jours.
— Vous croyez réellement que nous pourrons adapter ces manœuvres exécutées par des formations autonomes à des situations où les données ne nous parviendront qu’avec un temps de retard, et face à un ennemi qui ripostera ? » demanda Desjani.
Il opina. « Ouais. Vous avec donc remarqué la manière dont les forces ennemies ont réagi durant la simulation, n’est-ce pas ?
— Oui, capitaine. Autant je trouve les Syndics détestables, autant je ne les crois pas aussi stupides que cette flotte virtuelle. »
Cette fois, Geary sourit. « Si, peut-être, avec un peu de chance. Cela dit, je ne table nullement sur leur bêtise. Néanmoins, il me semble que je peux diriger ces manœuvres en situation réelle. J’ai appris ces techniques sous la férule des meilleurs experts en la matière. » Là-dessus, il se rappela que ces hommes et ces femmes étaient morts depuis très longtemps et son sourire s’évanouit.
Dès le lendemain en fin d’après-midi, Geary se rendait compte que ses prédictions avaient encore été trop optimistes. La majorité des commandants de vaisseau, ployant sous le poids des responsabilités ordinaires du commandement, se lassaient déjà de devoir simuler des manœuvres et des combats pendant une bonne partie de la journée. Que lui-même s’efforçât de les rendre progressivement plus complexes n’arrangeait pas les choses.
« Écoutez, les tança-t-il à la fin du dernier exercice. Nous ignorons combien de temps il nous reste avant l’irruption des Syndics dans ce système. Nous devons absolument nous tenir prêts. Ce qui signifie qu’il nous faut abattre beaucoup de travail dans les plus brefs délais. À demain. »
Il se laissa retomber dans son fauteuil, harassé par les efforts constants qu’il lui fallait déployer, non seulement pour cornaquer tous les vaisseaux sous ses ordres, mais encore pour flatter l’amour-propre de leurs capitaines.
« Nous recevons un rapport actualisé du Sorcière, l’avertit Desjani. Les installations minières du Rocher d’Ishiki devraient fonctionner d’ici demain. Nos techniciens s’attendent à extraire du minerai et à l’envoyer aux auxiliaires en fin de journée.
— Super. » Geary jeta un coup d’œil au message. « Le Rocher d’Ishiki ? Oh, celui-là. L’astéroïde minier. Ce n’est pas le nom que lui ont donné les Syndics, n’est-ce pas ?
— Non. On n’a vu aucune raison de chercher comment ils l’appelaient. Ishiki est le sous-officier le plus gradé qui a procédé le premier à sa reconnaissance et son évaluation.
— Un nom qui en vaut bien un autre, alors. » Geary réfléchit puis appela le Sorcière. « Capitaine Tyrosian ? S’il en trouve le temps, j’aimerais qu’un de vos ateliers de mécanique fabrique une petite plaque désignant l’astéroïde minier sous le nom de Rocher d’Ishiki. Nous la fixerons ensuite quelque part à sa surface. »