Elle le fixa longuement avant de répondre, sans qu’il parvînt à déchiffrer ses pensées. « Vous en croyez-vous capable ? finit-elle par demander d’une voix légèrement radoucie.
— Je l’espère. » Il se courba, cherchant à lui communiquer ses impressions. « Ce sont de bons matelots. De bons officiers. De bons capitaines. Oui, de bons capitaines, pour la plupart. Vous savez sans doute qu’il y a quelques exceptions, mais il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Ils ont seulement besoin de croire en quelqu’un. Quelqu’un qu’ils écouteront et qui leur montrera comment vaincre.
— Parce qu’ils vous font confiance ?
— Oui, bon sang ! En quoi est-ce gênant ? Je n’ai rien fait jusque-là pour les détromper et je ne le ferai jamais.
— Est-ce un serment, capitaine Geary ? » La voix de Rione s’était faite très douce, mais aussi très distincte. « Le jurez-vous sur la mémoire de vos ancêtres ? »
Il se demanda si elle était informée de ses visites occasionnelles à l’espace ancestral et pressentit qu’elle en savait au moins aussi long à ce sujet que n’importe qui à bord. « Bien sûr.
— Et l’Alliance elle-même ? Le gouvernement élu des peuples de l’Alliance ? »
Geary la fixa. « Eh bien ? »
Elle soutint son regard, l’œil noir, trahissant son exaspération d’une façon bien peu habituelle de sa part. « Si seulement je pouvais savoir ce qu’il en est, capitaine Geary ! Si vous êtes tout bonnement naïf ou si vous vous bornez à jouer ce rôle ! Vous êtes une figure de légende. De quelle sorte de pouvoir croyez-vous que vous jouirez si vous regagnez l’Alliance avec cette flotte sur vos épaules ? Black Jack Geary, le parangon des officiers de l’Alliance, l’homme qu’on cite en exemple à tous les jeunes et qu’on leur demande de vénérer, retour d’entre les morts avec une flotte puissante qu’il aura littéralement sauvée de l’anéantissement ! Une flotte dont vous dites qu’elle sera bien mieux entraînée au combat que toutes ses autres forces. Qu’adviendra-t-il alors de l’Alliance, capitaine Geary ? Vous la tiendrez au creux de la main, pour en faire ce que bon vous chantera. Vous savez que c’est vrai. Que ferez-vous ?
— Je… » Il détourna les yeux, déstabilisé tant par ces paroles que par la véhémence des sentiments qui les gouvernaient. « Je ne… Je ne sais pas. Je n’avais pas vu si loin…
Mais… non ! Non ! Je décline cette forme de pouvoir. Je refuse d’imposer mes idées aux élus de l’Alliance. Je veux… » Rentrer chez moi ? Un « chez-moi » mort et enterré ? Que lui resterait-il une fois cette mission achevée ? À quelle existence pourrait-il bien aspirer ? « Je veux…
— Quoi, capitaine Geary ? Que désirez-vous plus que tout ? »
Moralement et physiquement épuisé par les efforts des derniers jours, Geary sentit une onde glacée l’envahir. « Plus d’une fois, madame la coprésidente, j’aurais surtout souhaité avoir trouvé la mort voilà un siècle à bord de mon vaisseau. » À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il les regrettait ; autant de mots et de pensées qu’il n’avait jusque-là dévoilés à personne, mais qui avaient franchi ses barrières internes sapées par la fatigue et la tension.
L’espace d’un instant, Rione donna l’impression d’être prise de court. Elle le fixa un bon moment sans mot dire puis hocha la tête. « Pourriez-vous lui tourner le dos, capitaine Geary ? Si nous rentrons chez nous, saurez-vous tourner le dos au pouvoir de décider du sort de l’Alliance ? »
Il prit une très profonde inspiration. « En toute franchise, il me semble déjà en disposer. Si je peux ramener cette flotte à bon port avec le dispositif que vous savez à bord de l’Indomptable, l’Alliance aura de bonnes chances de contraindre les Syndics à négocier sérieusement un armistice. Mais, dans le cas contraire, si nous nous perdons dans l’espace, les Syndics bénéficieront d’un énorme avantage militaire et je les vois mal ne pas en abuser. Donc, dans un cas comme dans l’autre, ce que je ferai décidera pour beaucoup du sort de l’Alliance. » Il la regarda droit dans les yeux. « Je vous jure que, si je le pouvais, je lui tournerais le dos à l’instant même. Mais je ne le peux pas. Vous en êtes consciente, n’est-ce pas ? Nul autre que moi n’a la moindre chance de ramener cette flotte au bercail. J’ai bien tenté de me convaincre que je n’étais pas indispensable, que d’autres officiers pourraient s’en charger, mais je sais que c’est faux. »
Ni le regard ni l’expression de Rione ne flanchèrent. « Démocraties et républiques survivent mal aux hommes ou aux femmes providentiels, capitaine Geary.
— Uniquement jusqu’au retour de cette flotte ! J’ai la ferme intention de remettre mon commandement entre les mains du premier amiral que nous rencontrerons, dès que nous aurons regagné l’espace de l’Alliance, madame la coprésidente, puis de trouver une gentille planète où me terrer jusqu’à la fin de mes jours. » Geary se leva et entreprit d’arpenter la cabine en dépit de son épuisement. « C’est la seule chose qu’on puisse me demander. Que puisse exiger l’honneur de mes ancêtres. Je rendrai mon bâton d’amiral et ma commission et j’irai… j’irai…
— Où ça, capitaine Geary ? » Rione parlait à présent d’une voix lasse, sans qu’il sût pour quelle raison. « Quelle planète, d’après vous, consentira à vous accorder l’asile malgré l’ancienne gloire qui auréolait Black Jack Geary et la nouvelle idolâtrie suscitée par l’homme qui aura sauvé la flotte de l’Alliance, voire l’Alliance elle-même ?
— Je… »
Geary chercha un nom à citer, conscient que sa planète natale ne lui offrirait jamais un tel refuge, qu’elle avait sans doute changé en un siècle au point d’être désormais méconnaissable, qu’il craindrait en fait d’y trouver des monuments sans doute déjà élevés à la mémoire de Black Jack Geary, et il se rabattit sur celui de la planète dont ii avait entendu parler le plus fréquemment au cours des dernières semaines.
« Kosatka.
— Kosatka ? » Cette fois, Rione éclata de rire, d’un rire empreint de plus d’incrédulité que de liesse. « Je vous l’ai déjà dit, capitaine Geary. Votre destin ne se joue pas à Kosatka. C’est une gentille planète, mais pas assez puissante. Elle ne pourrait pas vous retenir.
— Je ne suis pas…
— Aucune ne le pourrait plus, quelle que soit celle où vous croyez que votre devoir vous appelle. » Rione se leva à son tour, le regard toujours braqué sur Geary. « S’il se révèle impératif de vous contenir, si quelqu’un doit agir pour restreindre votre pouvoir, je m’y appliquerai de mon mieux. »
Il lui rendit son regard, n’en croyant pas ses oreilles. « Me menaceriez-vous ?
— Non. Je me contente de vous signaler que, si jamais vous tentiez de vous emparer de ce qui, selon vous, vous reviendrait de droit, je serais là pour arrêter votre bras. » Elle tourna les talons, s’apprêtant à prendre congé, puis pivota de nouveau. « Et, si vous en doutiez, capitaine Geary, je ne suis pas indispensable, moi. Même si je ne suis plus là, il y en aura d’autres.
— Je n’ai rien fait.
— Là, vous faites sûrement erreur. Ne vous méprenez pas. Je ne préjuge pas de vous et, jusque-là, vous n’avez entrepris que des actions défendables, qu’il fallait nécessairement engager pour sauver cette flotte. Si vous vous en tenez à votre vœu de décliner le pouvoir qui vous échoira, vous n’aurez pas d’allié plus sincère que moi. Mais vous ne pouvez pas vous cacher qu’il y aura des tentations, capitaine Geary. Qu’on vous pressera de prendre certaines dispositions, prétendument pour le bien de l’Alliance, qui vous paraîtront justifiées mais réduiraient à néant tout ce que vous prétendez honorer. »