Il la fusilla du regard. « Ce n’est pas mon genre.
— Mais est-ce celui de Black Jack Geary ?
— Hein ? » Il secoua plusieurs fois la tête comme pour s’éclaircir les idées, étonné qu’elle pût poser cette question. « Je n’en ai aucune idée. J’ignore qui peut bien être ce héros imaginaire. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi. »
Rione secoua la tête à son tour, très lentement, en signe de désaccord manifeste avec sa dernière allégation. « Je regrette, mais vous faites erreur. Quelle que soit votre opinion de vous-même, vous devez comprendre que, dans cet univers-ci, vous êtes bel et bien Black Jack Geary.
— Alors peut-être pourriez-vous m’expliquer pourquoi, s’ils croient tant en Black Jack Geary, je dois tellement m’échiner à satisfaire la plupart de mes commandants de vaisseau. »
La bouche de Rione dessina un rictus. « Vous l’avez dit vous-même. Ils croient en Black Jack Geary, capitaine. Dans leur esprit, cet individu doit se montrer exceptionnel à tous les points de vue. S’ils en viennent à se convaincre que vous n’êtes pas le Black Jack Geary qu’ils imaginent, ils ne croiront plus en vous.
— Vous essayez donc de m’expliquer que je suis fichu dans un cas comme dans l’autre ? Que, pour sauver cette flotte, je dois me montrer exceptionnel sous tout rapport ? Que je dois effectivement devenir celui qu’ils croient être Black Jack Geary, faute de quoi cette flotte sera perdue ? Mais comment suis-je censé me montrer exceptionnel à tous points de vue ?
— Je crains de ne pas pouvoir vous être d’un grand secours en l’occurrence, capitaine Geary. » Rione inclina de nouveau la tête et prit congé.
Geary la regarda sortir puis s’affala de nouveau sur le fauteuil le plus proche, tandis que deux pensées guerroyaient dans sa tête. Si elle avait raison ? Et Qu’ai-je bien pu faire, bon sang, pour mériter ça ?
« À toutes les unités en formation Sigma, déportez-vous de vingt degrés sur bâbord à T trente-quatre. » Geary attendit puis, voyant la moitié des vaisseaux se mettre en position tandis que l’autre faisait mine de se déplacer comme si toute la formation pivotait de vingt degrés vers bâbord, se prit la tête à deux mains. Écoutez le message, s’il vous plaît. Écoutez le message ! Ce n’est pas comme si vous n’aviez pas tout le temps d’y réfléchir avant de passer à son exécution !
Geary s’exprimait aussi calmement qu’il le pouvait, du moins en apparence. « À toutes les unités, veillez à exécuter l’ordre à la lettre. » Il vérifia l’heure, se massa les yeux puis se remit à émettre. « À toutes les unités. Ça suffira pour aujourd’hui. Merci de tous vos efforts. » J’espère qu’au moins ils apprennent quelque chose. Et pas seulement à rester en formation. S’ils prêtent un peu attention à la façon dont j’organise les manœuvres en fonction du décalage temporel, ils devraient aussi en prendre de la graine.
Le capitaine Desjani avait l’air fatiguée mais elle lui adressa un sourire d’encouragement. « Je n’avais encore jamais vu nos unités manœuvrer ainsi dans des conditions de combat.
— Et vous ne l’avez toujours pas vu, fit-il remarquer en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son aigreur. Ce n’est encore qu’une simulation, dépourvue de la tension du combat réel.
— Nous avons pourtant assisté à de nettes améliorations, me semble-t-il. »
Geary réfléchit un instant puis hocha la tête. « Oui. C’est vrai. En effet. Compte tenu du temps de travail qui nous était imparti, tout le monde a assez vite progressé. » Il vérifia la disposition finale des vaisseaux, désormais figée sur le simulateur. « Pour moins de deux semaines d’exercices, les progrès ont été sensibles. Mais il faut dire aussi que cette flotte compte de nombreux excellents navigateurs. » Il désigna Desjani d’un coup de menton. « Dont les personnes présentes.
— Merci, capitaine. » L’éloge semblait tout à la fois l’enchanter et l’embarrasser.
« Je parle sérieusement. Vous savez réellement manœuvrer ce bâtiment. On pourrait en entraîner certains pendant toute la durée de vie d’une étoile sans qu’ils soient pour autant capables, au bout du compte, de manœuvrer un vaisseau autrement qu’en le trimbalant comme un vulgaire sac de patates. Vous sentez l’Indomptable et vous épousez son mouvement. » Il se leva de son siège. « Je vais m’accorder une pause avant de réviser le scénario de la prochaine simulation. Pas vous ? »
Elle secoua la tête. « Je dois encore remplir certains de mes devoirs de commandant de l’Indomptable. Pas de répit pour les méchants, comme on dit.
— Je ne sais pas ce qu’il en est des méchants, Tanya, mais je sais au moins que les commandants de vaisseau n’ont guère droit à beaucoup de repos. Merci de toute l’aide que vous m’avez apportée dernièrement.
— Tout le plaisir est pour moi, capitaine. » Elle esquissa un vague salut et sortit.
Geary se rassit et, hésitant entre le désir d’aller se reposer et le besoin d’honorer ses propres responsabilités, mena un bref combat en son for intérieur puis afficha les derniers rapports sur l’état de la flotte. Trois ex-installations minières du Syndic étaient désormais exploitées et l’on avait transféré à bord des auxiliaires (lesquels avaient maintenu leurs ateliers en activité afin de pourvoir aux besoins urgents des vaisseaux en pièces détachées et stocks de munitions) une quantité passablement gratifiante de minerai pur. En outre, on avait découvert des réserves de vivres encore préservées par le froid dans les villes abandonnées, sans doute parce que les Syndics n’avaient pas jugé financièrement praticable de les embarquer en quittant Caliban. J’ai l’impression que nous nous lasserons tous de la cuisine des Syndics bien avant de rentrer chez nous. D’autant qu’ils ont probablement mangé d’abord leurs produits de meilleure qualité et abandonné sur place ce dont personne ne voulait. Dans un des rapports, une note précisait que les éclaireurs avaient découvert un entrepôt contenant des composants électroniques utilisables, qu’on pouvait adapter aux exigences de certains appareils de l’Alliance. L’un dans l’autre, la flotte avait passé à Caliban un séjour fructueux.
Un circuit de communication interne carillonnait de façon pressante. « Capitaine Geary, ici le capitaine Desjani.
— Je vous reçois. Que se passe-t-il ?
— Ils sont là. »
Geary gagna aussi vite que possible la passerelle de l’Indomptable. Sa précipitation avait quelque chose d’un peu irrationnel, dans la mesure où le point de saut le plus proche se trouvait encore à deux heures-lumière, mais il n’en ressentait pas moins le besoin de se hâter.
Il s’installait à peine dans son siège que Desjani commençait à le briefer : « Les premiers aperçus laissent entendre que la flotte du Syndic est d’une force comparable à celle qui nous a suivis à Corvus. »
Il opina, se gardant bien de faire allusion au fait que tous les spatiaux de l’Indomptable avaient renoncé au terme « pourchassés » pour lui substituer celui de « suivis ». Encore quelques semaines, et tous en viendraient à raconter que la flotte de l’Alliance avait plus ou moins chassé de Corvus celle des Syndics. Du moment que ça préservait leur honneur, il se garderait bien de rectifier. « Il pourrait s’agir de la même. Auquel cas, elle aurait gagné Caliban par le plus rude des détours et nous devons légèrement les perturber. »
Desjani sourit. « Sur vos instructions, nous avons déjà ordonné à toutes les navettes et à leur personnel de regagner leurs vaisseaux.