— Parfait. Ont-ils enclenché les systèmes d’autodestruction de tous les équipements réactivés ?
— Oui, capitaine. » Desjani approuvait ostensiblement cette tactique de la terre brûlée. « Ils ne fonctionneront plus pour personne désormais.
— C’était l’idée générale. » C’était sans doute dommage, d’une certaine façon, mais il ne pouvait pas se permettre de laisser derrière lui des moyens de production dont les Syndics pourraient plus tard tirer parti. Il étudia longuement la situation. « S’ils sortent par ce point d’émergence, c’est probablement qu’ils viennent de Saxon ou de Pullien, et ils n’auraient pas pu gagner ces étoiles depuis Yuon, n’est-ce pas ? »
Desjani consulta son écran. « Il leur aurait fallu un saut de plus pour atteindre Pullien, mais ç’eût été possible. Quoi qu’il en soit, ils ont émergé par le point de saut le plus proche de nous. »
Exactement comme j’aurais pu le prévoir en me fondant sur mon expérience personnelle de la perversité de l’univers. Les Syndics émergent par le point de saut le plus proche de la flotte de l’Alliance, soit à moins de deux heures-lumière. Nous venons de les repérer, ce qui signifie qu’ils sont arrivés à Caliban depuis deux heures. Nos vaisseaux n’ont pu assister à leur irruption subite que quand la lumière de l’événement leur est parvenue, mais les Syndics, eux, ont pu repérer notre flotte et la position qu’elle occupait encore deux heures plus tôt. Le taux de décalage vers le bleu de la lumière en provenance de leur flotte indique qu’ils filaient à 0,1 c en sortant du saut. S’ils ont conservé cette vélocité, ils se sont rapprochés de nous de douze minutes-lumière quand nous les avons repérés pour la première fois. Néanmoins, à cette vitesse, ils n’en sont pas moins à dix-huit heures encore de notre flotte.
Nous devrions accélérer et éviter l’engagement avant de sortir du système, ça ne fait aucun doute. Ce devrait être facile.
Mais ça étayerait encore les rumeurs selon lesquelles je ne suis pas fait pour commander cette flotte. J’ai passé les deux dernières semaines à essayer de décider de ce que je ferais en cas d’irruption des Syndics. Impossible de prendre position tant que je n’aurais pas évalué la puissance de leur flotte. Maintenant, je la connais. Elle est inférieure à la nôtre, de façon assez substantielle, mais n’en reste pas moins puissante et pourrait nous infliger de graves dommages.
Il jeta un coup d’œil vers le capitaine Desjani, constata à quel point elle bandait ses muscles en prévision d’un combat pourtant encore éloigné de plusieurs heures au moins, même si lui-même ordonnait à la flotte d’accélérer pour se porter au-devant des Syndics. Il était conscient que la plupart de ses capitaines seraient, tout comme elle, déçus de quitter Caliban sans avoir combattu l’ennemi. Plus que déçus. Il étudia encore l’estimation de la taille de la flotte adverse. J’ai la conviction que la nôtre peut affronter une force de cette envergure. Nous leur sommes légèrement supérieurs en nombre, mais, si jamais nous merdions comme lors des combats de Corvus, nous pourrions aussi subir de terribles perles. Puis-je me fier à mes capitaines pour maintenir la formation et obéir aux ordres ?
Je sais ce que m’impose la prudence, mais les gens auxquels je commande ont besoin de se persuader que je suis l’homme qui les mènera à la victoire. Combien de temps me suivront-ils s’ils s’imaginent que je fuis le combat ? Dois-je, malgré mes doutes, céder à ce souci ? Ou bien mes doutes sont-ils plus forts qu’ils ne devraient ? Ai-je peur de risquer la perte de ces vaisseaux à cause des erreurs que je pourrais commettre plutôt qu’à cause des leurs ?
Fuir ou combattre ? Qu’est-ce qui vaudrait mieux ?
Envoyez-moi un signe, ô mes ancêtres.
« Capitaine Desjani, la héla la vigie des communications de l’Indomptable. Le Sorcière signale un pigeon mort sur le Rocher d’Ishiki. »
Il fallut au cerveau de Geary quelques secondes pour traduire du jargon contemporain. « Pigeon » correspondait à « navette » et « mort » signifiait… « Une navette incapable de décoller ?
— Oui, capitaine. Sur le Rocher d’Ishiki. Un des gros transports de fret.
— Dites-leur d’abandonner le bâtiment. Qu’ils se contentent de remonter le personnel.
— Ils ont essayé, capitaine. Ce n’est pas un problème de poids. Les systèmes de propulsion et de commande ont capoté quand ils ont tenté de décoller. Ils s’efforcent à présent de localiser la panne.
— Combien sont-ils sur ce caillou ?
— Trente et un, capitaine. En comptant l’équipage de la navette. »
Il regarda Desjani. « Vous connaissez mieux que moi ces navettes. Quelles sont les chances pour qu’ils réparent bientôt ? »
Elle secoua la tête. « Je ne parierais pas sur leur succès. Deux systèmes principaux en rade, ça signifie de multiples défauts de connexion. » Elle fit signe à l’homme de quart du Génie. « Votre opinion, s’il vous plaît ? »
L’autre fit la grimace. « Ce pigeon ne décollera pas tant qu’une équipe de maintenance au grand complet ne l’aura pas inspecté. Pour ce qui est du délai précis qui s’écoulera avant sa remise en fonction… tout dépendra du nombre des sous-systèmes qui auront grillé, mais, pour ma part, je l’évaluerais à quatre heures minimum après l’arrivée de l’équipe d’entretien, pourvu toutefois qu’elle ait emporté toutes les pièces détachées requises.
— Je pressentais que ce serait aussi grave. » Geary reporta le regard sur l’hologramme tout en se repassant de tête les choix qui s’offraient à lui. La flotte des Syndics était plus proche du Rocher d’Ishiki que du corps principal de la flotte de l’Alliance, et ce de trente bonnes minutes-lumière. Le Titan avait terminé, depuis près de trente-six heures, de remplir à ras bord ses soutes de minerai brut et il regagnait le reste de la flotte, mais le Sorcière était encore là-bas, à proximité du Rocher.
Cinq heures de traversée à 0,1 c et, si le tonnage du Sorcière était inférieur à celui du Titan, ses capacités de propulsion étaient également moindres, de sorte qu’il ne pouvait guère accélérer mieux que lui. Geary pouvait ordonner au Sorcière de dépêcher une autre navette pour récupérer le personnel échoué sur le Rocher en abandonnant le pigeon mort. Ou bien d’y envoyer une équipe d’entretien pour le réparer. Le Sorcière en était probablement assez proche pour ressusciter l’oiseau foudroyé et le ramener à son vaisseau mère, assez tôt pour permettre à la flotte de sauter, avec une tête d’avance sur les Syndics. Mais il s’en faudrait peut-être d’un cheveu.
Le plus sûr serait donc d’abandonner le pigeon à son triste sort.
Mais une telle décision ne la ficherait-elle pas mal aux yeux de ceux qui exécraient l’idée de voir la flotte de l’Alliance « fuir devant les Syndics » ?
Cela dit, s’attarder assez longtemps pour tenter de réparer ou récupérer le pigeon présentait de réels dangers : le risque, par exemple, si ça tournait mal, de voir les chasseurs du Syndic rattraper le Sorcière. Il pouvait certes envoyer des vaisseaux pour le couvrir, mais combien en faudrait-il ? Si les Syndics poussaient leurs propulseurs au maximum, ils pourraient gagner pas mal de temps en accélérant jusqu’à mi-chemin du Sorcière, puis en décélérant à 0,1 c au moment d’engager le combat.