La décision d’engager le combat, bien qu’il fût encore éloigné de quelques heures même si les deux camps se ruaient l’un vers l’autre au pic de leur accélération, avait déclenché une montée d’adrénaline. Geary brûlait d’envie d’ordonner à la flotte de substituer à la formation Alpha générique celle qu’il comptait employer, mais il savait que ce serait une erreur. Ses anciens chefs le lui avaient seriné. Les trois bourdes dont vous devez vous méfier durant les heures qui précédent un engagement, ce sont : agir trop tôt, agir trop tôt et agir trop tôt.
Et voilà que Desjani voulait précisément le faire. « Allons-nous combattre dans cette formation ? demanda-t-elle sur un ton dubitatif.
— Non. » Il surprit une fugace expression de frustration sur ses traits et se radoucit. « Nous n’adopterons la formation de combat que quelques instants avant l’engagement. Je veux laisser à nos vaisseaux un délai suffisant, avec une petite marge d’erreur, pour gagner leur nouvelle position et accélérer ensuite à la vitesse de combat.
— Pourquoi pas tout de suite ? Vous vous inquiétez, m’avez-vous dit, de la capacité de la flotte à manœuvrer correctement dans les conditions d’un combat réel. Pourquoi attendre qu’elle soit pratiquement à portée de l’ennemi ? »
Il avait posé la même question une éternité plus tôt. « Parce que nous ne tenons pas à lui laisser le temps d’étudier notre formation durant des heures et deviner ainsi notre stratégie.
— Mais nous pourrions adopter une formation efficace et passer ensuite à une autre, n’est-ce pas ? Nous serions alors parés, même si nos vaisseaux n’adoptaient pas la seconde à temps. Nous pourrions en changer sans cesse, de sorte qu’il devrait constamment s’interroger sur nos réelles intentions. »
Geary se fendit d’un petit rire, s’attirant un regard intrigué de Desjani. « Navré, mais je viens à l’instant de me souvenir d’avoir eu la même idée. Il m’a fallu un bon moment pour voir la faille de cette tactique. » Il montra l’écran, où les symboles représentant les forces de l’Alliance et du Syndic convergeaient lentement l’un vers l’autre à mesure qu’elles grignotaient les immenses distances qui les séparaient. « Nous prenons la décision de combattre et, d’ordinaire, nous avons largement le temps de nous y préparer. Durant ce laps de temps, la tentation de brouiller les pistes, de changer sans arrêt de formation, de procéder à de légers ajustements, de modifier les plans est énorme. Et, si l’on y cède, on finit par fatiguer ses équipages et épuiser ses réserves de carburant avant même d’être entré en contact avec l’ennemi. Il vaut mieux, et de loin, se maîtriser et patienter pour laisser à ses vaisseaux une chance de se reposer un peu avant la bataille.
— Je vois. » Desjani changea de position sur son siège. « Oui, je crois comprendre. J’aimerais agir maintenant, mais ce serait prématuré. C’est ainsi que nous combattions, vous savez ? En adoptant immédiatement la formation de combat, presque toujours assez simpliste, avant de charger droit sur l’ennemi.
— Je l’avais deviné. » Il consulta de nouveau l’hologramme, où la flotte du Syndic donnait précisément l’impression de se plier à une approche équivalente. Deux forces opposées se contentant de se précipiter l’une contre l’autre pour s’entredéchirer. Force brute contre force brute. Pas étonnant que ces gens valorisent autant l’orgueil et le courage. Dans un combat de cette espèce, le camp qui frappe le plus fort et résiste le plus longtemps a toutes les chances de l’emporter. Mais à quel prix en vaisseaux et en vies humaines !
Geary regarda l’heure puis appela de nouveau la flotte. « À toutes les unités, dernière estimation du délai avant engagement avec la flotte ennemie, sept heures. Tous les vaisseaux sont avisés de laisser leur équipage se reposer pendant quelques heures. » Il sourit à Desjani. « Êtes-vous déjà restée en alerte maximale pendant une demi-journée ? »
Elle détourna les yeux. « Assez fréquemment, en fait. Une façon de s’assurer que tout le monde est fin prêt.
— Vous voulez rire ? » À en juger par l’expression de Desjani, elle ne plaisantait nullement. « Tout le monde est sur les rotules avant même que la bataille n’ait commencé. Bien sûr, certaines situations ne vous laissent pas le choix, mais, en l’occurrence, quand nous avons la certitude que l’ennemi ne pourra pas engager le combat avant près de sept heures, tout le monde trouve raisonnable de se reposer le plus possible. » Geary se leva avec ostentation. « Je vais faire un tour et manger un morceau », annonça-t-il à toute la passerelle. Il en sortit d’un pas vif, conscient que tous les yeux étaient posés sur lui, en se demandant s’il avait feint avec vraisemblance d’avoir de l’appétit. Il lui faudrait faire mine de se reposer pendant les deux prochaines heures au moins, tout en sachant que ses chances de trouver le sommeil étaient quasiment nulles. « Veuillez, s’il vous plaît, me tenir informé de toute modification dans la formation ou le mouvement de la flotte du Syndic, capitaine Desjani.
— Bien sûr, capitaine. » Desjani hésita, mais, alors qu’il quittait la passerelle, il l’entendit donner quartier libre à une bonne partie de l’équipage de l’Indomptable pour lui permettre de se sustenter.
Après avoir passé quelques heures à déambuler dans l’Indomptable pour visiter divers compartiments et discuter avec les matelots, puis à faire semblant de déjeuner dans trois réfectoires différents avant de repasser plusieurs fois sur la passerelle pour vérifier qu’il ne s’était rien produit de nouveau, Geary finit par flancher et la regagner définitivement. Desjani, toujours assise dans son fauteuil, ne l’avait manifestement pas quitté de tout ce temps.
Elle lui lança un regard penaud : « La force de l’habitude.
— Vous commandez ce bâtiment, Tanya. Ce qui signifie, je le sais, que vous vous sentez obligée de rester là même quand rien ne vous y force. » Il s’assit puis se contraignit à s’adosser à son fauteuil pour étudier de nouveau l’écran. Les deux flottes adverses s’étaient sensiblement rapprochées, mais des heures s’écouleraient encore avant qu’elles n’entrent en contact. La formation du Syndic n’avait pas changé. « Nous combattrons en formation Fox cinq, l’avisa-t-il.
— Fox cinq ? » Desjani sourit à cette perspective. « J’ai hâte de voir la flotte la prendre. »
Moi aussi. J’espère qu’elle y parviendra. Il procéda à quelques calculs en se servant des ultimes estimations de la vélocité des vaisseaux du Syndic et des coordonnées spatiales où se heurteraient les deux armadas si rien n’intervenait d’ici là. Encore deux heures. Trop long. Je ne peux toujours pas ordonner à la flotte d’adopter la formation Fox cinq. Redoutant la perspective de passer les deux prochaines heures à fixer son hologramme, il ouvrit le programme de simulation et entreprit de le faire défiler après avoir entré les paramètres actuels.
Ça devrait me tenir occupé et, peut-être, me permettre de repérer un détail que j’aurais négligé.
L’heure qui suivit n’en donna pas moins l’impression de s’écouler à une lenteur exaspérante. « Très bien, Tanya. Préparons-nous à botter le cul de quelques Syndics. » Elle découvrit ses dents en un sourire avide tandis qu’il rappelait la flotte. « À toutes les unités, ici le capitaine Geary à bord de l’Indomptable. Exécution de la formation Fox cinq à T quarante. Je répète, exécution de la formation Fox cinq à T quarante. L’Indomptable reste le pivot de la formation. »
Fox cinq était une formation très ancienne bien que, autant qu’il pût le savoir, elle ne fût plus en usage depuis très longtemps. Elle semblait parfaitement adaptée à la tactique présente des Syndics comme à ses propres intentions pour le combat imminent, et c’était aussi l’une de celles qu’il avait incluses dans le programme de simulation, de sorte qu’elle n’était pas totalement étrangère à ses commandants.