Rione ne chercha pas à dissimuler sa réaction. « Très impressionnant. Comment vous est venu ce talent ? »
Geary soupira profondément avant de répondre. « Je le tiens d’officiers chevronnés qui s’y étaient entraînés des décennies durant. »
Il fallut quelques instants à Rione pour raccrocher les wagons. « Et qui sont tous morts aujourd’hui.
— Oui. » Il lui lança un regard morne. « Tous ces officiers aguerris sont morts au combat. Comme ceux qu’ils avaient commencé à former.
— Je vois. Une sorte de secret professionnel dans un monde en paix. Si ceux qui le connaissent meurent avant de l’avoir transmis, la chaîne du savoir et de l’expérience s’en trouve brisée. Le talent se perd et il faut le réinventer pour qu’il renaisse. »
En guise de réponse, Geary se contenta d’un hochement de tête. Pendant des décennies, plus personne n’avait connu ces ruses ni ces méthodes. De sorte que la flotte en était revenue à des formations et à des tactiques simplistes. Jusqu’à mon retour, tel celui d’un général antique qui se souviendrait de techniques de combat oubliées depuis longtemps par les barbares.
Pendant quelques minutes, il n’aurait strictement rien à faire, sinon regarder les formations de l’Alliance converger vers les Syndics et, de temps à autre, jeter un coup d’œil aux informations relatives à l’état de la flotte pour évaluer les avaries infligées à ses propres vaisseaux ainsi que les dommages et les pertes subis par le Syndic. Les plateaux de la balance, jusque-là, penchaient en faveur de l’Alliance, et de façon assez disproportionnée.
« Capitaine Geary, ici le capitaine Numos. J’exige que les vaisseaux placés sous mon commandement soient autorisés à engager le combat ! »
Desjani réussit à transformer son rire en toussotement puis se garda prudemment de trahir toute autre émotion.
Geary allait se jeter sur sa touche des communications, mais il se retint et réfléchit quelques instants avant de tendre de nouveau la main. « Capitaine Numos, déclara-t-il d’une voix neutre, en interdisant toute retraite aux Syndics votre formation joue un rôle important dans cette bataille. Dans la mesure où c’est elle qui, avec la Fox cinq un, a ouvert le feu pour la première fois, je vois mal comment vous pouvez sous-entendre que vos vaisseaux n’ont pas encore combattu. »
Un long blanc avant que la réponse ne leur parvînt, puis la voix de Numos se fit de nouveau entendre, à présent glacée. « Vous avez sciemment placé les vaisseaux que je commande là où ils auraient le moins souvent l’occasion d’engager le combat.
— Non, capitaine Numos. » Geary se rendit compte, non sans surprise, qu’il réussissait à s’exprimer d’une voix aussi égale que contenue. « J’ai ordonné à votre formation de lancer une attaque qui, pour tous les vaisseaux qui la composent, aurait pu se solder par de très nombreux engagements. Malheureusement, on n’a pas suivi mes ordres et, conséquemment, votre formation s’est retrouvée dans une position qui lui interdisait de participer à l’action. Si vous souhaitez vous plaindre de votre situation actuelle, capitaine Numos, je vous suggère d’adresser directement vos réclamations au commandant de la Fox cinq deux. Vous devriez le trouver à bord de l’Orion. » Ne tenant pas à le voir revenir à la charge, il coupa la ligne qui le reliait à Numos.
Desjani, le visage impavide, désigna timidement la console des communications. « Cette conversation a été accidentellement diffusée sur le canal général de la flotte et non sur un circuit privé, me semble-t-il. Quel dommage ! »
Geary vérifia d’un regard puis secoua la tête. « Numos m’aurait appelé sur le canal général ? S’imaginait-il que j’allais le laisser prétendre qu’on avait souillé son honneur sans lui faire remarquer qu’il était le premier responsable de la situation présente de la Fox cinq deux ?
— Oui, capitaine. C’est bien ce que je crois.
— Eh bien, zut ! » Desjani lui jeta un regard étonné. « Je sais que Numos mérite amplement d’être fustigé, Tanya, mais on m’a toujours appris à laver le linge sale en famille et à faire des éloges en public.
— Je vois. » Mais elle secoua la tête. « En temps ordinaire, je serais de cet avis, mais, en l’occurrence, il aurait marmotté ses accusations là où vous n’auriez pu les entendre, alors qu’elles étaient destinées à saper votre autorité. Autant qu’il ait essuyé votre rebuffade en public, et très distinctement.
— Vous avez peut-être raison, concéda-t-il. Mais la manière dont ça s’est passé ne me plaît toujours pas. »
Il n’avait pas fini sa phrase qu’un autre message lui parvenait, formulé cette fois sur un ton professionnel. « Capitaine Geary, ici le capitaine Tulev du Léviathan. La force du Syndic continue de filer sur une trajectoire d’interception avec les auxiliaires que je suis chargé de protéger. Au mieux, je crois pouvoir lui interdire de s’en approcher à distance tactique en interposant mes unités les plus lourdes à cinq secondes-lumière. Demande autorisation. »
Idée intéressante. Geary vérifia sur l’hologramme en s’efforçant de visualiser en quoi la situation se modifierait s’il autorisait Tulev à procéder à cette manœuvre. Il resterait toujours relativement proche des bâtiments sous sa protection, mais dans une position qui lui permettrait d’engager le combat avec les Syndics avant qu’ils n’arrivent à portée de tir des auxiliaires. Mais en quoi est-ce réellement utile ? Fox cinq cinq aurait dû être en mesure de rester plus longtemps hors d’atteinte.
Le Titan. J’aurais dû m’en douter. Tout ce tonnage qu’il a pris à son bord a réduit ses performances, au moins autant qu’une panne de la moitié de ses propulseurs. Ce n’est pas pour autant, d’ailleurs, que le Sorcière et les autres dansent autour de lui comme des libellules. « Autorisation d’élargir de cinq secondes-lumière la distance de votre escorte aux auxiliaires accordée, capitaine Tulev. Capitaine Duellos, prenez acte que les escorteurs de la Fox cinq cinq se rapprocheront de l’ennemi pour engager le combat à cinq secondes-lumière des auxiliaires.
Veillez à ajuster votre trajectoire d’interception de la formation du Syndic en conséquence. »
La réponse de Duellos lui parvint trente secondes plus tard, passablement enjouée. « Nous réglons notre course et coordonnons notre prochaine frappe avec le capitaine Tulev, capitaine. »
Celle de Tulev mit un peu plus longtemps, le Léviathan se trouvant à une bonne minute-lumière : « Merci, capitaine. » Quelques minutes s’écoulèrent avant que Geary ne vît les vaisseaux de Tulev décrire une parabole ascendante vers ceux du Syndic, tandis que la formation de Duellos modifiait son cap et accélérait légèrement pour permettre aux deux détachements d’engager le combat à peu près simultanément.
Il secoua la tête ; il essayait de s’imaginer en train de réfléchir aux options qui s’offriraient à lui s’il était sur la passerelle du vaisseau amiral syndic, et aucune ne lui semblait très enviable. Face aux escorteurs de Tulev qui arrivaient de front et par-dessous, tandis que la formation de Duellos, elle, fondait sur eux par-derrière et du dessus, les Syndics n’avaient qu’une alternative : soit ils persistaient dans leur projet initial et se laissaient rattraper par les forces conjointes de l’Alliance qui les pilonneraient presque au même moment de deux points différents, soit ils se détournaient des auxiliaires et tentaient de rebrousser chemin vers le point de saut d’où ils avaient émergé. « Que feriez-vous à leur place ? » demanda-t-il à Desjani.