Dépêcher des messages à diverses capsules pour trouver enfin celle qui contenait le commandant du Syndic et établir une liaison avec elle exigea un bon moment. Ainsi qu’il s’avéra, le commandant en chef de la flotte avait survécu ; cela dit, Geary se demanda si cet officier s’en congratulerait très longtemps.
Son uniforme élégamment coupé avait souffert de quelques outrages sous la forme de diverses brûlures et lacérations. Son visage, aussi livide que s’il était en état de choc, trahissait toute la stupeur d’un homme incapable de comprendre ce qui s’était passé. Geary ne reconnut pas le commandant en chef, mais ce dernier, lui, le dévisagea d’un œil incrédule. « C’est pourtant vrai, chuchota-t-il.
— Quoi donc ? » s’enquit Geary, qui connaissait déjà la réponse.
Au lieu de la lui fournir, l’autre tenta de se blinder. « Ma flotte ne se r-rendra jamais », bredouilla-t-il.
Geary ne put s’interdire d’arquer les sourcils d’étonnement. « En toute franchise, vous n’en avez plus le loisir. Il ne vous reste rien à rendre. Votre flotte a cessé d’exister. Tous vos vaisseaux ont été détruits.
— Nous pouvons encore nous b-battre.
— Au corps à corps, voulez-vous dire ? Mais, voyez-vous, lui expliqua Geary, vous combattre ne nous passionne plus. Votre ex-armada n’en a plus la capacité militaire et, pour être tout à fait sincère, nous ne tenons pas à nous embarrasser d’un grand nombre de prisonniers. » Le commandant en chef réussit le tour de force de pâlir un peu plus mais garda le silence. « J’ai deux choses à vous dire. Tout d’abord, il reste des gens à nous sur un astéroïde de ce système. Je vous fais parvenir les coordonnées de son orbite. Si vous nourrissez quelques doutes sur l’identité de cet astéroïde, n’hésitez pas à nous contacter. Veillez à ce qu’aucune de vos autres capsules de survie n’y atterrisse. Je vais en retirer mon personnel et je ne souhaite nullement croiser vos réfugiés, car cette rencontre pourrait, par inadvertance, se solder par de nouveaux bains de sang. »
Son interlocuteur hocha la tête sans mot dire.
« L’autre chose que je tenais à vous dire, c’est que nous avons inspecté toutes les installations des Mondes syndiqués du système de Caliban et que les villes abandonnées correspondant aux coordonnées que je vais vous faire parvenir sont toujours en état. Vos gens n’auront aucun mal à réactiver leurs systèmes de survie. J’ai le regret de vous dire que nous avons abondamment pillé les réserves de vivres qui y étaient encore stockées après leur désertion, mais il devrait en rester assez pour nourrir votre personnel jusqu’à ce que d’autres unités des Mondes syndiqués arrivent dans ce système et découvrent votre débâcle. Je vous promets également d’informer toutes les planètes et autres représentants de vos nations de votre présence ici, dès que nous entrerons en contact avec les unes ou les autres, de manière à assurer votre sauvetage. »
Nouveau hochement de tête. Le commandant en chef du Syndic donnait l’impression d’être de plus en plus déboussolé, comme s’il attendait la chute de la seconde chaussure de la paire.
« Je regrette que ma flotte ne puisse s’attarder plus longtemps dans ce système, poursuivit Geary. De ce fait, il est hors de question de prodiguer des soins médicaux à vos blessés. Mais les installations médicales préservées que nous avons inspectées dans ce système, si elles sont quelque peu vétustes et limitées, semblent toutes en état de fonctionner et devraient encore contenir en quantité suffisante de quoi pourvoir à ces soins. »
Le commandant en chef retrouva enfin la voix. « Pourquoi me dites-vous tout ça ?
— J’honore les obligations que m’imposent les lois de la guerre, mon honneur et celui de mes ancêtres, répondit lentement et fermement Geary. Une dernière chose, à présent. » Il se pencha plus près. « Lorsque vous aurez renoué les communications avec vos supérieurs, veuillez, s’il vous plaît, les aviser que toute autre flotte des Mondes syndiqués qui tenterait d’engager le combat avec la mienne subirait le même sort. »
Le Syndic se contenta de soutenir longuement son regard. « Qui donc êtes-vous ? finit-il par demander, la voix si sèche qu’elle en était presque inaudible.
— Vous le savez. J’ai vu que vous me reconnaissiez.
— Vous êtes… Il est mort !
— Non. Je ne suis pas mort. » Geary larda de l’index l’image de son interlocuteur. « Je m’appelle John Geary. Voilà très longtemps, on me surnommait Black Jack Geary. Je commande désormais cette flotte et je la ramène au bercail. Tous ceux qui tenteront de l’arrêter auront affaire à moi. »
Il vit brusquement plusieurs des ressortissants du Syndic présents dans la capsule de survie de leur commandant en chef effectuer le même geste sur leur poitrine. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait d’un signe très antique, destiné à repousser les forces du mal. Croyez ce que vous voulez, tant que ça vous épouvante assez pour vous empêcher de vous en prendre encore à cette flotte.
Mais en être le témoin direct devrait me perturber davantage. La coprésidente Rione aurait-elle dit vrai ? Commencerait-on à voir en moi une espèce de surhomme ?
Après une telle victoire, ne vais-je pas me mettre à y croire moi-même ? Il adressa un signe de tête au commandant en chef du Syndic. « Ne le prenez pas en mauvaise part, mais nous ne nous reverrons certainement pas avant la fin de cette guerre. » Il coupa la communication et fixa longuement la place où s’était tenu l’hologramme de son interlocuteur.
Peut-être qu’un retour à la réalité me remettra les pieds sur terre. Il tripota les commandes de son écran jusqu’à obtenir un relevé des pertes infligées à la flotte de l’Alliance, parcourut le rapport des yeux puis appuya de nouveau sur ses commandes. « D’autres rapports sur nos pertes nous parviennent-ils encore ? »
La question parut surprendre le capitaine Desjani. « Ils sont constamment remis à jour en fonction des informations fournies par les vaisseaux.
— Ceci ne peut pas être exact. »
Elle afficha les mêmes données. « Rien n’indique que le flux des données a été corrompu. Vigie des communications, veuillez vérifier les informations que nous recevons sur l’état des vaisseaux. Voyez si tout nous parvient correctement.
— Oui, commandant. » Une minute plus tard, il rendait son rapport. « Aucun problème de ce côté, commandant.
Toutes les sources sont actives, sauf celles coupées par la perte de leur vaisseau. »
Desjani jeta à Geary un regard appuyé. « Un combat étrangement unilatéral, fit-elle remarquer. J’ai moi-même du mal à accorder foi à ces résultats, mais ce n’en est pas moins un indicateur fiable des pertes et dommages infligés à la flotte.
— Que les vivantes étoiles en soient remerciées. » Geary parcourut de nouveau des yeux la courte liste, à la réjouissante brièveté, des pertes subies par la flotte de l’Alliance. « C’est ainsi que ça doit marcher. En théorie. En tirant profit de notre avantage numérique, en exploitant les faiblesses de la formation adverse et en concentrant notre feu sur des points stratégiques, nous avons submergé la flotte du Syndic et nous l’avons empêchée de nous rendre la pareille. Que son commandant en chef se soit battu stupidement ne nous a pas nui non plus.
— Il aura sans doute cru que nous combattrions comme d’habitude, laissa tomber Desjani en secouant la tête pour témoigner de sa manifeste incrédulité. Je n’aurais jamais imaginé que ça ferait une telle différence.
— Si le courage seul décidait de l’issue d’une bataille, l’histoire aurait pris un tout autre cours. » Il se contraignit à relire lentement l’inventaire de leurs pertes. Unilatéral, peut-être, mais même une victoire unilatérale peut coûter cher au vainqueur. « Diable ! » Il venait de reconnaître le nom du vaisseau en tête de liste et sentit tout son corps s’engourdir. L’Arrogant. Perdu corps et biens. Commandant Hatherian. Quelle tristesse !