« Capitaine ? » Desjani jeta un coup d’œil. « Oh ! L’Arrogant. Surcharge du réacteur. »
Geary était incapable de la regarder en face. « Vous avez une idée de ce qui s’est passé ?
— C’est dans le dossier récapitulatif, capitaine. Vous voyez ? Pendant que la Fox cinq deux traversait pour la première fois la formation du Syndic, l’Arrogant se trouvait à proximité de plusieurs unités légères qui essuyaient le feu d’un bon nombre de vaisseaux lourds ennemis. L’Arrogant s’est interposé et a tout pris à leur place. » Elle hocha la tête, lugubre. « Le capitaine Hatherian s’est montré un excellent commandant.
— Oui. » Conscient que, s’il n’avait pas transféré Hatherian sur l’Arrogant, cet officier serait encore sur l’Orion et en vie, Geary n’osait pas répondre. Mais il fallait aussi ajouter que, s’il n’avait pas confié le commandement de la Fox cinq deux au capitaine Numos et si ce dernier n’avait pas gaspillé son avantage en laissant certains de ses vaisseaux essuyer un feu nourri de l’ennemi, l’Arrogant n’aurait pas été contraint de se sacrifier pour les protéger. Là encore c’est ma faute. Je n’aurais pas dû donner ce commandement à Numos alors que je ne me fiais pas à lui. « Nous avons aussi perdu quelques unités légères. Le Dague, le Rapide et le Venin. Et un autre croiseur lourd. L’Envieux.
— Oui, c’est terrible. Nous avons besoin de tous nos escorteurs. Mais nous avons récupéré une partie de leur équipage. »
Geary se borna à la fixer en essayant de comprendre comment un officier de la flotte, citoyenne de l’Alliance, pouvait prendre avec une telle sérénité la perte de vaisseaux et de leur équipage. Desjani donnait l’impression d’être attristée par ces deuils et de jubiler en même temps. Les miens seraient-ils devenus assez barbares pour se contrefiche de la perte de bâtiments et de la mort de leurs matelots ?
Puis Desjani montra la liste des pertes, le visage si sombre qu’il en conçut du soulagement. « Aucune victoire ne s’obtient sans en payer le prix, pas même les nôtres, capitaine. Mais ceux que nous avons perdus aujourd’hui n’ont pas à craindre de se présenter devant leurs ancêtres. » Elle secoua la tête, le regard absent. « Après la bataille d’Easir, nous ne savions plus que penser. Nous conservions sans doute la mainmise sur ce système, mais à quel prix ! Nous avions perdu tous les croiseurs et la moitié des cuirassés présents dans le système, et nos escorteurs légers avaient été décimés. Certes, pour chacun de nos vaisseaux perdus, les Syndics en avaient perdu un, mais avions-nous réellement fait honneur à nos ancêtres ? On ne peut jamais savoir, en pareil cas. » Elle s’interrompit encore. « Je n’étais encore qu’un jeune lieutenant de vaisseau à l’époque. On m’a bombardée capitaine de corvette le lendemain. On avait besoin de nouveaux officiers. »
Oh, bon Dieu ! Je n’avais rien compris. Geary opina sans mot dire, en s’efforçant de dissimuler la gêne et la honte qu’il éprouvait à l’idée d’avoir pu s’imaginer que Desjani et ses camarades restaient indifférents à leurs pertes. Elles les affectent. Mais ils en ont pris l’habitude. Ils ont vu mourir tant des leurs. Si fréquemment. C’est une cruelle réalité, mais ils ne se laissent pas abattre.
Il se demanda combien de vaisseaux et de spatiaux avaient disparu à Easir. Et s’il aurait jamais le courage de se pencher sur l’histoire de cette bataille pour le découvrir. Tu le savais, Geary. Tu savais qu’ils avaient subi de terribles pertes au fil des ans. Mais tu ne le ressentais pas personnellement. Tu ne comprenais pas l’effet que ça leur faisait. Ils s’y sont faits, se sont habitués à voir mourir leurs camarades et leurs amis, comme ça risquait d’arriver à n’importe qui. Mais pas moi. La guerre, cette guerre, est encore toute nouvelle pour moi alors qu’elle dure depuis un siècle. Il sentit de nouveau le froid l’envahir en songeant à ceux de son équipage tombés au combat, voilà si longtemps, à Grendel. Et, pour la toute première fois, il se demanda si Desjani éprouvait la même sensation glacée au souvenir de ses camarades morts.
Il tendit le bras pour lui étreindre l’épaule, s’attirant de sa part un regard étonné. « Ils leur ont tous fait honneur, Tanya. À leurs ancêtres, à eux-mêmes et à ceux d’entre nous qui ont survécu à cette bataille pour la gagner. Merci. »
Elle afficha une expression intriguée. « De quoi, capitaine ?
— D’avoir honoré leur mémoire par vos propres hauts faits. De poursuivre la tâche pour laquelle ils sont morts. »
Desjani secoua la tête en détournant les yeux. « Je ne suis pas une exception, capitaine Geary.
— Je sais. » Il laissa retomber sa main. « Mais je suis honoré de vous connaître, vous et les autres spatiaux de cette flotte. »
Il reporta le regard sur la liste des vaisseaux détruits puis sur l’inventaire détaillé des dommages infligés aux autres. Ce dernier pointage était beaucoup trop long, mais aucun vaisseau n’avait très gravement souffert. Néanmoins, des hommes et des femmes avaient trouvé la mort lors de l’éventration des compartiments qu’ils occupaient par les tirs ennemis. Il se rendit compte que Desjani l’observait farouchement. « Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais pas si vous comprenez bien ce qui s’est passé ici, capitaine Geary. Je vous ai parlé d’Easir. Ceux qui y ont survécu se regardaient eux-mêmes comme des survivants. Il n’y a ni orgueil ni gloire là-dedans, comme je l’ai dit. Mais, à Caliban, vous avez accompli quelque chose. » Elle montra la liste des défunts. « Leurs descendants s’enorgueilliront d’avoir perdu leurs ancêtres dans cette bataille, et ceux qui y auront survécu pourront, jusqu’à la fin de leurs jours, se vanter légitimement d’y avoir participé. »
Mais il secoua la tête. « C’était loin d’être un combat équitable. Notre supériorité numérique sur les Syndics était dès le départ conséquente. Même si l’on ne tient pas compte de la désastreuse stratégie de leur commandant, ce n’était pas une si grande victoire. » Il se garda bien d’ajouter qu’il soupçonnait certains de n’être guère impressionnés.
Geary s’accorda une brève détente, les yeux fermés, en respirant lentement et profondément. Je commence décidément à exécrer ces réunions stratégiques. Il releva la tête et balaya la tablée du regard.
La plupart des officiers présents donnaient ouvertement l’impression de partager l’exultation de Desjani quant à la récente victoire. À l’exception manifeste de commandants de vaisseau qui, assis de part et d’autre de Numos et de Faresa, faisaient bloc autour d’eux et, dans le meilleur des cas, présentaient un visage de marbre quand ils ne fulminaient pas carrément. Geary les dévisagea l’un après l’autre tout en déchiffrant l’étiquette indiquant le nom de leur bâtiment, et il se rendit compte que tous avaient été affectés à la Fox cinq deux durant la bataille. Certains soutenaient son regard, mais les plus nombreux détournaient les yeux.
Il s’adossa à son siège, scruta un instant les visages des autres officiers « assis » à la table puis celui du capitaine Desjani, seule autre personne physiquement présente dans la salle de réunion. « Nous quitterons bientôt le système de Caliban. Nous avons achevé notre travail ici et nous avons mis la piquette aux Syndics. J’aimerais féliciter personnellement tous les vaisseaux de cette flotte pour la part qu’ils ont prise dans cette victoire. » Nombre de sourires (et une hostilité accrue de la part du groupe de Numos) accueillirent cette déclaration. « Je compte quitter Caliban demain. Nous piquerons vers le point de saut donnant accès à un système du nom de Sutrah. Sutrah n’a probablement pas été abandonné, car il présente une planète hospitalière, mais ses défenses ne doivent pas être considérables.