— Pourquoi pas Cadez ? » s’enquit enfin Numos d’une voix glaciale.
Geary lui jeta un regard appuyé. « Parce que Cadez me semble justement une destination trop flagrante. L’étoile se trouve sur l’hypernet du Syndic et en droite ligne de l’Alliance. »
Cette fois, ce fut Faresa qui prit la parole, sur son ton acerbe habituel. « Nous pourrions accéder de là-bas à l’hypernet du Syndic et rentrer rapidement au bercail. Pourquoi vous y refusez-vous ? »
Geary sentit sa tête s’embraser. « Je tiens autant que vous tous à rentrer chez nous au plus vite.
— Vraiment ? le défia Faresa.
— Vraiment. Je vous rappelle, capitaine, que tout système du Syndic consigné sur son hypernet peut être promptement renforcé. À la place de son commandant en chef, si je savais que nous nous trouvions à Caliban, j’enverrais à Cadez des renforts substantiels pour prévenir notre arrivée et nous interdire d’utiliser son portail de l’hypernet.
— Dans la mesure où ils ont un portail à Cadez, les Syndics n’ont pas besoin de points de saut, pas vrai ? demanda le commandant Cresida en affectant la nonchalance. Ils pourraient donc effroyablement les miner.
— Exact », approuva Tulev en hochant la tête.
Numos balaya l’argument d’un geste. « Et d’une, je n’ai pas peur d’affronter une flotte puissante du Syndic. » Tant ses paroles que son ton laissaient entendre que la récente victoire de Caliban n’avait pas grande valeur à ses yeux, puisque la flotte du Syndic était largement inférieure en nombre.
Le capitaine Duellos exprima son opinion sans ambages, en fixant le lointain. « Pourtant, lors du dernier combat, vos accrochages avec les Syndics n’ont guère été impressionnants. »
De fureur, Numos vira à l’écarlate. Mais ce fut le capitaine Faresa qui répondit : « Le capitaine Numos n’y peut rien si les vaisseaux sous son commandement étaient délibérément placés de manière à lui interdire de jouer un rôle décisif dans la bataille. »
Tulev secoua la tête. « Le commandant de la flotte a donné des ordres corrects à toutes les formations. Vous les avez entendus comme moi.
— Vous étiez très loin de la mienne sur le moment, et encore plus des Syndics ! » aboya Numos.
Au tour de Duellos de rougir. « Les vaisseaux placés sous mon commandement ont engagé davantage de combats avec l’ennemi que les vôtres !
— Mesdames et messieurs, nous ne sommes pas réunis ici pour mettre en doute le courage de quiconque. » Geary avait parlé assez fort pour mettre un terme à l’algarade.
Numos reporta son attention sur lui. « Si l’on m’avait laissé l’occasion de le faire, je n’aurais permis à personne d’en douter, déclara-t-il comme s’il n’avait pas entendu son ultime remontrance.
— Si vous vous étiez convenablement plié à vos instructions, vous en auriez eu amplement l’occasion, rétorqua Geary.
— Vous vous trouviez à de nombreuses secondes-lumière de l’endroit où j’accrochais l’ennemi, pourtant vous avez insisté pour garder le contrôle absolu des manœuvres de mes vaisseaux.
— Les autres formations ne m’ont posé aucun problème, capitaine Numos. Elles ont suivi les ordres. »
Numos se pencha en avant, haussant le ton. « Seriez-vous en train de nous dire que le seul devoir d’un commandant de vaisseau de la flotte de l’Alliance est de les suivre avec exactitude ? Sans jamais jouir de la latitude d’employer nos vaisseaux comme nous l’ont enseigné nos longues années d’expérience ? »
Geary réprima laborieusement son envie de lui répondre sur le même ton gouailleur et, avant de s’exprimer, consacra un bon moment à recouvrer son sang-froid. « Vous savez pertinemment que vos instructions, relativement à cette bataille, vous conféraient également l’autorité de modifier vos positions si vous estimiez que la situation stratégique l’exigeait, capitaine Numos. N’essayez pas de nous faire porter, à moi ni à aucun autre, la responsabilité des conséquences de vos actes. »
Numos lui rendit son regard, le visage dur. « M’accuseriez-vous d’incompétence ? Insinueriez-vous que je suis responsable des pertes que nous avons subies ? Seriez-vous…
— Capitaine Numos ! tonna Geary, en ne prenant conscience de la sonorité de sa voix qu’en voyant réagir les autres. C’est moi qui porte la responsabilité de nos pertes dans cette bataille. J’étais aux commandes et je ne recule pas devant les responsabilités qu’implique le commandement ! » Numos fit mine de reprendre la parole, mais il le coupa sèchement. « Quant à vous, capitaine, si vous continuez d’adopter cette attitude insubordonnée et bien peu professionnelle, vous risquez dangereusement d’être relevé de votre commandement et de votre autorité. Me fais-je bien comprendre ? »
Les mâchoires de Numos s’activèrent, mais il garda le silence. Juste à côté de lui, le capitaine Faresa jeta à Geary un regard assez féroce pour perforer la plus épaisse des armures.
Geary fit de nouveau le tour de la table des yeux. Il s’attendait plus ou moins à ce que ceux qui s’étaient rassemblés autour de Numos prissent encore son parti, mais il constata, non sans surprise, que sa menace avait ébranlé de nombreux autres officiers. Puis, à leur expression et leur maintien, il prit conscience d’autre chose, d’une vérité qui le stupéfia. Notre victoire ne les a pas entièrement satisfaits, c’est cela ? Nous l’avons remportée en combattant d’une façon différente et ça leur a déplu. Ils voulaient vaincre, sans doute, mais pas à ce prix. Pas en changeant leur manière habituelle de combattre, mais en mettant tout l’accent sur le courage individuel et l’héroïsme débridé. Et, maintenant, ils refusent de me voir briser un des leurs en exigeant de lui qu’il se plie davantage à la discipline.
Il y avait des exceptions, comme le capitaine Desjani, qui rayonnait toujours d’une fierté sans mélange au souvenir de leur grande victoire. Geary se rendit soudain compte que les adorateurs de Black Jack Geary se divisaient désormais en deux camps. Le plus petit, celui des officiers qui, telle Desjani, se persuadaient qu’il ne pouvait pas se tromper, était disposé à suivre tous ses ordres. Le plus important comptait sans doute sur lui pour les conduire à la victoire, mais sans rien changer. Leur souhait, c’était qu’un héros légendaire menât contre l’ennemi les charges héroïques qu’ils avaient toujours connues. Et que ce héros exigeât d’eux qu’ils ne livrent que des batailles où chaque vaisseau œuvrerait effectivement comme une partie d’un grand tout leur posait problème.
Ils voudraient un héros qui confirmât le bien-fondé de tout ce qu’ils ont fait jusque-là, tout en l’améliorant. Mais, maintenant, ils se rendent compte que je ne suis pas de cet acabit.
Le silence s’éternisait, et Geary s’aperçut que tous attendaient encore qu’il reprit la parole. « J’aimerais vous faire savoir que je n’avais jamais rencontré un plus vaillant groupe d’officiers. Tous, pris individuellement, vous êtes aussi braves qu’agressifs. » Jusqu’à la sottise. Être prêt à mourir reste aussi nuisible que craindre la mort. Comment les en persuader ? « J’espère que cette dernière bataille vous aura prouvé que les bonnes tactiques… » Non. Flûte ! Ils vont se dire que, selon moi, celles qu’ils employaient naguère étaient mauvaises. C’était sans doute le cas, mais je ne tiens pas à le leur dire. « … que des tactiques efficaces peuvent nous permettre d’infliger à l’ennemi des pertes plus sérieuses que celles que nous subissons nous-mêmes. Nous formons une flotte. Une organisation destinée au combat. Si nous nous en servons, elle peut nous conférer une force impressionnante. Je n’ai jamais voulu donner à aucun de mes commandants l’impression qu’il devait suivre mes ordres à la lettre. Il est essentiel de réagir aux modifications des conditions existantes. Le commandant Hatherian, que ses ancêtres puissent l’honorer, a fait exactement ce qu’il fallait quand il a déplacé l’Arrogant de la position qui lui avait été assignée pour protéger d’autres vaisseaux en péril. »