Pas moyen de dire comment ils réagissaient à ses paroles. Il commençait à se demander s’il réussirait jamais à comprendre ces spatiaux de l’Alliance, dont la mentalité et les habitudes étaient si différentes, au bout d’un siècle et de tant de changements, de celles qu’il avait connues.
« Nous irons donc à Sutrah. Nous évaluerons les conditions qui y règnent et nous tâcherons d’apprendre tout ce que nous pourrons sur les mouvements du Syndic, tout en décidant de notre destination suivante. » Il y eut quelques hochements de tête d’approbation, mais nul ne prit la parole.
« C’est tout. Encore toutes mes félicitations pour la manière dont vous vous êtes battus hier. »
Il se rassit et regarda les hologrammes s’effacer rapidement. L’air un tantinet intriguée par son comportement dépressif, le capitaine Desjani prit congé de lui et se hâta de retourner à ses responsabilités de commandant de bord. Geary s’aperçut qu’un hologramme était resté dans la salle après le départ de tous les autres. « Capitaine Duellos. »
Duellos répondit d’un hochement de tête. « Vous avez compris, n’est-ce pas ? dit-il.
— Je crois. Pardonnez-moi d’être aussi brutal, mais comment peuvent-ils se montrer si foutrement stupides ? »
Duellos secoua la tête en soupirant. « Habitudes. Tradition. Je vous ai déjà dit à quel point la fierté comptait pour cette flotte. La fierté et l’honneur, les dernières choses auxquelles on peut se raccrocher quand tout le reste s’est écroulé. Eh bien, ils sont fiers de la manière dont ils ont toujours combattu. »
Geary secoua la tête à son tour. « Ne pourraient-ils pas comprendre qu’il en existe de plus efficaces ?
— Oh, ça prendra du temps, du moins si l’on nous en accorde. » Voyant que Geary le fixait, Duellos esquissa un sourire fugace. « Après notre irruption et notre débâcle dans le système mère des Syndics, j’ai décidé que nous ne reverrions probablement pas notre patrie. Et envisagé, ce faisant, l’éventualité d’un échec.
— Nous rentrerons.
— Je n’ose pas encore entièrement y croire, mais, si nous regagnons jamais l’espace de l’Alliance, je vous offrirai tous les verres que vous pourrez avaler. » Duellos semblait vanné. « Vous devez comprendre que la plupart des officiers qui sont sous vos ordres n’ont pas l’habitude d’une poigne de fer.
Encore heureux que vous ne soyez pas porté sur la stricte discipline. J’ai eu connaissance de tels cas par des bouquins. Un commandant de cette espèce aurait déjà perdu la direction de sa flotte. Ces officiers ont réellement besoin d’être guidés, mais ils n’accepteront jamais le knout.
— Je ne suis pas un fanatique du chat à neuf queues, mais il faut bien que j’arrive à leur inculquer les anciennes méthodes.
— Oui, mais, comme je l’ai dit, ça prendra du temps. Celui d’oublier les vieilles habitudes et d’en acquérir de nouvelles. Celui d’accumuler des victoires qui les renforceront. » Duellos se leva et se prépara à partir. « Je vous en supplie, ne désespérez pas. Nous avons tous besoin de vous, même ceux qui ne le croient pas. Surtout ceux-là, devrais-je peut-être dire. »
Geary lui adressa un sourire pincé. « Je ne peux pas me permettre de renoncer.
— Non, en effet. » Il le salua puis son hologramme s’effaça.
Geary se releva de son siège d’une poussée des bras, en fixant d’un œil noir le compartiment désert. Il faut que je tienne moins de réunions. Non. Autant je les déteste, autant je dois continuer à en organiser. C’est ma seule occasion de rencontrer tous ces officiers, même si je n’apprécie guère ce que je vois.
Il regagna sa cabine, à ce point absorbé dans ses pensées qu’il s’étonna de se retrouver devant son écoutille. Il envisagea un instant, en se frottant les yeux, de recourir à des médocs mais vota finalement contre. Certes, on lui avait affirmé qu’ils ne provoquaient aucune dépendance physique, mais une accoutumance psychologique au confort temporaire qu’ils lui prodiguaient était bien la dernière chose dont il avait besoin.
La journée est d’ores et déjà fichue, alors autant m’atteler à la paperasse. Geary afficha sa messagerie et expédia aussi vite qu’il le pouvait le matériel entrant, jusqu’à tomber en arrêt devant un message : « Compte rendu d’exploitation des renseignements concernant les installations des Mondes syndiqués dans le système de Caliban. » J’ignorais que les Syndics y avaient laissé quelque chose d’exploitable.
Il en entreprit la lecture, d’abord intégrale puis en diagonale, car il devint vite manifeste que les Syndics n’avaient pas laissé grand-chose d’intéressant derrière eux ; quant à ce qui l’était, c’était vieux de plusieurs décennies et, par le fait, probablement inutilisable.
Une petite minute.
Il cessa de dérouler les informations et revint en arrière pour retrouver ce qui avait attiré son attention. Voilà ! La chambre forte des bâtiments du QG a été forcée à un moment donné, très longtemps après le départ des autorités du Syndic. On a procédé à une évaluation après examen des dommages causés à la chambre forte lorsqu’elle a été fracturée à l’aide d’outils électriques. L’analyse du stress infligé au métal quand il a été découpé indique qu’il se trouvait à température ambiante quand lesdits outils sont entrés en action, ce qui n’aurait pu se produire après l’abandon du bâtiment désaffecté. Autant qu’on puisse le déterminer, la chambre forte était vide quand on l’a scellée, de sorte que les raisons de son effraction restent obscures. Dans la mesure où les renseignements qu’ont tenté de recueillir les agents de l’Alliance ne peuvent rendre compte de ces dommages, on ne peut que les imputer à des éléments criminels, encore que les raisons qui ont pu les pousser à fracturer la chambre forte d’une installation désaffectée restent incompréhensibles. Il est également impossible de comprendre pourquoi ceux qui ont procédé à cette effraction se sont servis de forets dont le calibre ne correspond à aucune perceuse en usage dans les Mondes syndiqués ni dans l’Alliance. Nous ne pouvons qu’en conclure que l’emploi de ces forets au format hors norme était destiné à interdire qu’on identifiât leur origine.
Geary relut plusieurs fois le dernier paragraphe du compte rendu en s’efforçant de découvrir ce qui l’avait gêné. Que la chambre forte eût été fracturée longtemps avant l’arrivée de la flotte de l’Alliance à Caliban était dépourvu de sens, bien entendu. Quelqu’un avait dû se persuader qu’il s’y trouvait des objets de valeur, mais les Syndics étaient des fanatiques des procédures standard, et quiconque aurait partie liée avec eux saurait très certainement qu’une telle procédure impliquait le retrait de tout ce que contenait la chambre forte avant l’abandon du système stellaire.