L’hypothèse selon laquelle ces forets de perceuse hors norme auraient interdit de remonter leur piste jusqu’à la source. C’était ça. La conclusion logique ne tenait pas debout. Il serait nettement plus facile de remonter jusqu’à l’origine de forets hors norme que de forets standard, puisque d’innombrables millions de ces derniers étaient utilisés tant dans les Mondes syndiqués que dans l’Alliance.
Mais ça laissait la question en suspens. Pourquoi, en ce cas, prendre la peine d’employer des forets hors norme ?
À moins qu’ils ne fussent les seuls dont on disposait. Parce qu’on n’appartenait ni aux Mondes syndiqués ni à aucun monde connu de l’Alliance.
Un foutu saut qualitatif, Geary. Ça ne te serait même pas venu à l’esprit si les fusiliers n’avaient pas émis l’hypothèse que les Syndics redoutaient des intelligences non humaines. Mais les fusiliers eux-mêmes ne tenaient pas à s’attarder sur cette conclusion. Ils avaient simplement ressenti le besoin de la soulever. Forets de perceuse hors norme et systèmes d’exploitation effacés ne constituent pas spécialement une preuve indubitable de la présence d’intelligences extraterrestres dans l’espace du Syndic.
Mais je dois me poser la question. Ce compte rendu sur des forets hors norme contribue à les faire cadrer avec un scénario cohérent, même s’il peut paraître absurde. Combien de détails infimes de ce genre ont-ils été classés et oubliés parce qu’on leur a trouvé une explication plus plausible ? Une explication évitant d’affirmer que des intelligences extraterrestres étaient mêlées à l’affaire, ce dont tout le monde aurait ri. J’ai parcouru les dossiers classifiés de l’Indomptable sans découvrir aucune preuve de l’existence d’intelligences non humaines. Mais, même de mon temps, on estimait déjà probable que nous étions seuls dans l’univers, et l’on tend souvent à déformer les faits dans le sens des présomptions prépondérantes, jusqu’à ce qu’ils les corroborent.
Le carillon du sas lui signala la présence d’un visiteur. Il n’avait pas vraiment envie de faire la conversation mais ne voyait aucune raison de se soustraire à une affaire qui risquait d’être importante. « Entrez. »
Victoria Rione s’exécuta, le visage impavide comme à son habitude, sans trahir aucune de ses pensées. « Pouvons-nous parler, capitaine Geary ? »
Il se leva. « Bien sûr. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une affaire trop grave. » Comme, par exemple, de m’accuser encore d’être un dictateur en puissance. « Puis-je vous poser d’abord une question ?
— Naturellement. »
Il lui indiqua un fauteuil puis se rassit dans le sien. « Madame la coprésidente, je présume que, si je vous le demandais, vous seriez disposée à partager avec moi toute information classifiée. »
Elle lui jeta un regard intrigué. « Vous avez accès à toutes celles qui se trouvent à bord de ce vaisseau, capitaine Geary. »
Il baissa la tête pour lui cacher sa grimace. « Il existe peut-être des données trop sensibles pour figurer dans la banque d’un bâtiment, serait-il le vaisseau amiral. Des informations uniquement réservées aux canaux gouvernementaux. »
Elle secoua lentement la tête. « Je ne vois pas à quoi vous faites allusion.
— L’Alliance disposerait-elle, à votre connaissance, de renseignements relatifs à l’existence d’intelligences non humaines ? »
La tête de Rione se figea brusquement. « Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Parce qu’à Caliban un événement a conduit certains de mes officiers à formuler des hypothèses en ce sens.
— J’aimerais assez connaître lequel. Pour répondre à votre question, je ne suis au courant de rien de tel. Quoi qu’il en soit, je n’ai assurément rien vu qui confirmât cette hypothèse. » Elle leva les yeux au ciel, comme si elle s’attendait à y trouver des signes de l’existence d’une intelligence extraterrestre. « La rencontre avec des non-humains serait un événement pour le moins exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Ils pourraient beaucoup nous apprendre. Nous expliquer peut-être ce que nous ne comprenons toujours pas. Voire sur nous-mêmes. » Elle lâcha un petit rire sans joie. « Comme, par exemple, pourquoi nous avons consacré cent années standard à guerroyer. Ou même pourquoi cette guerre s’est déclenchée. »
Geary s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais ces derniers mots l’en retinrent. « Nous n’avons jamais su pourquoi les Syndics avaient lancé leurs premières attaques ? »
Rione lui adressa un regard dubitatif. « Non. Pas le moment choisi pour leur déclenchement, en tout cas. Comme vous pourrez sans doute le confirmer, ces premières attaques ont été pour nous une surprise totale, car rien ne laissait entendre que la tension avait atteint un tel niveau. »
Il rumina un instant cette affirmation, en se remémorant très distinctement le choc qu’il avait ressenti à Grendel quand il était devenu flagrant que les Syndics attaquaient. Une surprise totale, comme elle venait de le dire. « On en a désormais éclairci les raisons, j’imagine ?
— Non. Nos meilleures estimations apportent des réponses complexes, capitaine Geary. Tout reste très flou. Les facteurs semblent avoir été très nombreux.
— “Semblent avoir été.” » Il se mordit les lèvres pendant quelques secondes. « Donc nous ne connaissons toujours pas la raison précise de leur agression. Pourquoi ils ont attaqué à ce moment-là. Pourquoi ils ont attaqué tout court.
— Non, répéta Rione. Pas avec certitude. Leur conseil exécutif n’a divulgué ses délibérations à personne. La réponse est probablement enfouie dans les dossiers secrets du gouvernement des Mondes syndiqués. »
Geary acquiesça d’un hochement de tête, mais son cerveau venait de formuler une question incontournable. « Nous ne sommes donc informés d’aucun… facteur extérieur qui aurait pu influer sur leur décision ? »
Elle montra ses paumes en un geste trahissant son incompréhension. « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Un facteur extérieur ? » Elle écarquilla les yeux, « Vous ne faites pas allusion à ces intelligences non humaines, au moins ? C’est pour cela que vous me posiez des questions à leur sujet ? Vous n’insinuez tout de même pas qu’elles pourraient être impliquées dans cette guerre ou en être la cause ?
— Non. Bien sûr que non. »
Loin de moi l’idée de le suggérer ouvertement. Mais je m’interroge. Si les Syndics ont effectivement rencontré des extraterrestres, de quand est-ce que ça date ? De plus de quarante-deux ans, indubitablement, si ce qu’ils ont fait avant d’abandonner Caliban signifie bien ce que ça paraît signifier.
Ont-ils rencontré des extraterrestres ? Quand les ont-ils découverts ? Que s’est-il passé ?
Y a-t-il un rapport avec le déclenchement de cette guerre ? Cette rencontre pourrait-elle expliquer pourquoi ils nous ont agressés, et pourquoi cette guerre perdure alors que la victoire d’un des camps semble impossible ? Mais quel rapport entre tout cela ?
Geary afficha un sourire poli. « Merci, madame la coprésidente. Bon, que puis-je pour vous, à présent ? »
Rione eut l’air légèrement surprise de le voir changer de sujet, mais elle ne fit pas mine de protester. « Il me semble que je devais vous répéter ce que m’ont dit mes commandants de vaisseau. Ceux qui restent loyaux au capitaine Numos s’efforcent de répandre dans la flotte le bruit que vous les auriez délibérément écartés du combat, lui et sa formation, pour vous attribuer toute la gloire de la victoire. »