Jack Campbell
Inébranlable
À ma sœur Dianne, à qui l’épithète « inébranlable » va comme un gant.
Merci.
Pour S., comme toujours.
Un
Habitué pourtant à contempler les planètes d’une altitude de centaines de kilomètres et à plonger le regard dans l’immensité d’un espace où l’on pouvait chuter éternellement, l’amiral John « Black Jack » avait la tête qui tournait légèrement lorsqu’il se pencha par-dessus les décombres d’un mur de pierre pour scruter le paysage : le terrain plongeait sur une dizaine de mètres selon une pente escarpée jonchée de rochers. Par-delà, une étendue verdoyante moutonnait vers le nord à travers les collines basses qui délimitaient cette petite région de la Vieille Terre. Il gardait le souvenir de panoramas similaires dans certaines régions de Glenlyon, son monde natal qu’il n’avait pas revu depuis un siècle.
L’amiral plissa les yeux pour se protéger d’un vent qui charriait des odeurs végétales, animales et industrielles. Différentes de celles d’un astronef, où, en dépit de tous les filtres à air connus de la science, stagne toujours un faible relent d’humanité confinée, de breuvages caféinés et de circuits en surchauffe.
« Il n’en reste pas grand-chose, hein ? » commenta le capitaine Tanya Desjani en fixant ce qui avait jadis été les fondations du mur.
« Il est vieux de plusieurs millénaires », lâcha Gary Main, le conservateur du patrimoine historique. Il donnait l’impression de faire autant partie du paysage que le mur lui-même, sans doute parce que sa famille fournissait des conservateurs au Mur depuis des générations. « Qu’il en subsiste des vestiges est miraculeux en soi, surtout après la période de glaciation d’un siècle du dernier millénaire. Le Gulf Stream chauffe notre île, de sorte qu’il s’est mis à faire très froid quand le courant a perdu beaucoup de son débit. Le monde s’est réchauffé et l’Angleterre s’est refroidie. Il faut dire aussi qu’elle en a toujours fait à sa tête. »
Geary eut un sourire torve. « Je dois avouer que ça fait tout drôle de se retrouver sur une planète qui héberge l’humanité depuis si longtemps que les gens peuvent évoquer son dernier millénaire.
— Lequel est encore très récent comparé à ce mur, amiral, répondit Main.
— Le Mur d’Hadrien, laissa tomber Desjani. J’imagine que, si l’on tient à ce qu’on se souvienne de vous dans les siècles des siècles, il n’est pas mauvais d’édifier un grand mur à qui l’on donne son nom. Je me rappelle avoir discuté de l’empire romain avec l’amiral, et je le trouvais plutôt petit. Une région relativement réduite d’une planète, pas davantage. Mais, vu d’ici, je me rends compte qu’il a dû paraître immense à ceux qui devaient l’arpenter. »
Main opina puis passa les doigts sur les pierres jointoyées. « Quand il était encore intact, il faisait six mètres de haut. Avec un fortin tous les milles romains et de nombreuses tourelles entre eux. C’était une fortification impressionnante.
— Nos fusiliers en cuirasse de combat auraient pu le franchir d’un bond, fit remarquer Tanya. Mais, quand on ne disposait que de sa force musculaire, ce devait être épineux, surtout si on vous tirait dessus durant l’escalade. Comment est-il tombé ?
— Il n’est pas tombé. C’est Rome qui est tombée. À mesure que l’empire rétrécissait. »
Geary longea le mur du regard, pierre blanche sur fond de végétation verdoyante, non sans songer à la démobilisation massive qui s’était opérée dans l’Alliance depuis la fin de la guerre contre les Mondes syndiqués. On avait rapatrié les légions et le mur avait été laissé à l’abandon. Ça semblait sans doute indolore, mais ça signifiait que des défenses naguère regardées comme vitales étaient brusquement devenues caduques, que des hommes et des femmes dont le rôle avait été crucial étaient désormais superflus et que des artefacts jadis essentiels avaient été jetés au rebut parce que trop coûteux à entretenir. « Les frontières rétrécissent et l’horizon avec », murmura-t-il en songeant tant à l’antique empire qui avait construit ce mur qu’à l’état présent de nombreux systèmes stellaires de l’Alliance.
Tanya lui décocha un regard trahissant sa parfaite compréhension des pensées qui l’agitaient. « On dit que ce mur est resté gardé par des soldats pendant des siècles. Songez à tous ceux qui y ont été postés en sentinelles. Certains faisaient peut-être partie de nos ancêtres.
— Nombreux sont ceux qui croient qu’Arthur aurait pu régner à l’époque, déclara le conservateur. Ses chevaliers y ont peut-être monté la garde longtemps après le départ des Romains.
— Arthur ? s’enquit Geary.
— Un roi légendaire qui a régné et qui est mort il y a très longtemps. Il ne serait d’ailleurs pas mort mais en dormition, prêt à se réveiller quand on aura besoin de lui. Il ne s’est jamais montré, naturellement.
— Peut-être le besoin n’était-il pas assez pressant, lâcha Desjani. Il arrive parfois à des héros endormis de se réveiller au moment voulu. »
Geary réussit tout juste à ne pas lui faire les gros yeux. Mais son changement d’humeur fut assez palpable pour engendrer un bref silence.
Main se gratta la gorge. « Si je puis vous poser une question, que croyez-vous que nos autres invités pensent de tout ça ?
— Les Danseurs ? » demanda Geary. Une navette extraterrestre stationnait non loin, quelques centimètres au-dessus du sol. « Ce sont des ingénieurs stupéfiants. Ils ont soigneusement examiné les vestiges. Et ils sont sans doute très impressionnés.
— Difficile à dire, amiral, puisqu’ils ne quittent pas leur combinaison spatiale.
— Vous ne pourriez même pas le dire si vous voyiez leur visage, déclara Desjani. Ils n’expriment pas leurs émotions comme nous.
— Oh, très bien, laissa tomber Main en témoignant d’un don remarquable pour l’euphémisme. Parce qu’ils… euh…
— Parce qu’à nos yeux ils ressemblent au croisement d’un loup avec une araignée géante, conclut Desjani. Nous nous sommes d’ailleurs demandé s’ils nous trouvaient aussi hideux.
— Ne les jugez pas sur leur apparence, prévint Geary.
— Je m’en garderais bien, amiral ! Chacun sait qu’ils ont ramené sur Terre la dépouille de ce garçon. Comment a-t-il pu s’enfoncer aussi profondément dans leur territoire ?
— Une expérience ratée parce que prématurée portant sur le voyage interstellaire par sauts successifs, répondit Geary. Nous ignorons comment, mais il a finalement resurgi près d’une étoile colonisée par les Danseurs.
— Son cadavre et son vaisseau, rectifia Desjani, la voix légèrement rauque. Il devait être mort depuis beau temps. Dans l’espace du saut.
— C’est moche ? s’enquit Main.
— Autant qu’il est possible. » Elle inspira profondément puis se força à sourire. « Mais les Danseurs ont traité honorablement sa dépouille et l’ont rapatriée dès qu’ils ont pu.
— C’est ce que j’ai entendu dire. Ils se sont mieux conduits avec lui que tout homme de ma connaissance, permettez-moi de vous le dire. » Il fixa une seconde le soleil puis vérifia l’heure. « Nous devrions y aller. Dès que vous vous sentirez prêts, capitaine… amiral ?
— Laissez-nous quelques minutes, d’accord ? le pria Desjani. Je dois échanger quelques mots avec l’amiral.
— Bien sûr. Je reviens tout de suite. »
Tanya tourna le dos à la foule de curieux rassemblés à quelques centaines de mètres, citoyens de la Vieille Terre fascinés non seulement par les Danseurs récemment découverts, mais encore par ces hommes natifs de lointaines étoiles colonisées par des Terriens qui avaient quitté leur planète des siècles plus tôt. Tanya fit pivoter son poignet pour montrer à Geary qu’elle avait activé son champ d’intimité individuel afin qu’on ne puisse pas entendre leurs paroles, lire sur leurs lèvres ni déchiffrer leur expression. « On doit échanger quelques mots », répéta-t-elle.