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Le pilote s’exécuta, non sans lui décocher un regard effaré, et il imprima à sa navette un cap et une vélocité sans à-coups. Presque aussitôt, inconscients d’être dans le collimateur de l’Indomptable, les trois Gorms adoptèrent des vecteurs d’interception qui leur permettraient d’assez se rapprocher de la navette furtive pour verrouiller leurs tirs dessus et ouvrir le feu.

Une étoile scintillante fondit soudain sur eux. Sa taille grossit à mesure que s’amenuisait la distance les séparant ; les principales unités de propulsion de l’Indomptable s’activaient à plein régime pour réduire sa vélocité afin d’épouser celle de la navette. Son noir fuselage de squale restait invisible derrière leur brasillement infernal.

Un des chasseurs, moins courageux ou plus futé que ses compagnons, rompit en visière et s’éloigna en accélérant quelques instants avant que le croiseur de combat ne vînt se ranger, avec une incommensurable grâce pour sa masse colossale, le long de la navette. Un autre fut cueilli de plein fouet par les boucliers de l’Indomptable, qui l’envoyèrent culbuter cul par-dessus tête en même temps que l’impact coupait net ses capacités furtives, de sorte que tous purent voir le petit appareil tournoyer au milieu d’eux, hors de contrôle. D’autres vaisseaux et appareils évitèrent frénétiquement l’épave et saturèrent les canaux d’urgence d’avertissements et de plaintes à propos de l’apparition subite d’un obstacle à la navigation.

Le troisième n’eut pas cette chance. L’Indomptable heurta sa poupe quasiment plein pot ; l’énergie qui se déversait de ses unités de propulsion la souffla quasiment. L’appareil fut propulsé en arrière par l’impact en même temps qu’il se désintégrait ; les débris, la plupart trop petits pour qu’on cherchât à les esquiver, apparurent alors, pleinement identifiables, à la vue de tous les observateurs.

Le pilote et sa mécano fixaient la masse menaçante du croiseur désormais tout proche comme s’ils craignaient d’être les suivants.

« Mon vaisseau est en train d’ouvrir sa soute de débarquement, annonça Desjani en souriant. Coupez vos systèmes furtifs et il vous guidera pour l’accostage. »

Alors que Geary et Desjani descendaient encore la rampe d’accès de la navette, les tintements de six cloches distinctes résonnèrent dans la soute, suivis d’une annonce. « Amiral, flotte de l’Alliance, arrivée. » Puis quatre autres tintements et : « Indomptable, arrivée.

— Aucun dommage consécutif à… euh… la collision accidentelle », rapporta le second en saluant ; il affichait une mine d’une ineffable austérité en dépit de la bonne nouvelle.

« Bien joué, déclara Desjani, non sans avoir d’abord décoché à Geary un regard entendu, façon “Je vous avais bien dit que mon croiseur tiendrait le choc.” Les témoins sont nombreux. Nous allons remplir un formulaire standard destiné à rapporter aux autorités de Sol que nous avons heurté des appareils furtifs que nous n’avions pas vus assez tôt pour les éviter. Compte tenu de leur respect du règlement, elles appliqueront nécessairement la règle qui veut qu’un appareil furtif doive obligatoirement se tenir à l’écart des autres et que toute collision soit automatiquement de sa responsabilité. Tout le monde est rentré ?

— Non, commandant. Il manque deux officiers. Les lieutenants Castries et Yuon. Ils ne se sont pas présentés au rapport à temps quand la navette de leur groupe est venue les récupérer, et les autorités du cru n’ont pas réussi à les localiser.

— Pourquoi ne m’en a-t-on pas informée plus tôt ? demanda Desjani d’une voix sourde empreinte d’agacement.

— J’attendais un rapport des autorités locales, répondit son second, dont le maintien et la voix s’étaient raidis. Quand j’ai cherché à vous l’apprendre, vous étiez déjà à bord de la navette.

— Pourquoi attendiez-vous ce rapport ?

— Parce que nous pensions qu’ils avaient peut-être décidé de fuguer et que les locaux étaient certains de pouvoir les localiser rapidement.

— Castries et Yuon ? Depuis quand sont-ils en couple ?

— C’est peu probable, commandant. D’ordinaire, ils n’arrêtent pas de se chamailler.

— Oh, pour l’amour de mes ancêtres ! Ce n’est pas franchement le signe flagrant d’une idylle naissante ! Je veux qu’on remette sans tarder la main sur ces deux lieutenants ! S’il s’agissait de civils, peut-être auraient-ils fugué, mais des officiers de la flotte de l’Alliance déserteraient. Cela dit, je n’aime pas ça. Ça ne correspond en rien à ce que je sais de Castries et Yuon. Si j’ai bien compris, les locaux ne les ont pas encore retrouvés ?

— Non, commandant. Mais ils sont toujours sûrs de pouvoir le faire dans l’heure. La Vieille Terre est à ce point truffée de réseaux de surveillance que tout ce qui s’y passe est aussitôt repéré.

— On croirait une planète syndic, grommela Desjani.

— Tous les sénateurs sont remontés à bord ? s’enquit Geary.

— Oui, amiral. Et les deux envoyés aussi. Nous n’avons pas eu le temps d’apprendre aux vaisseaux des Danseurs ce que nous allions faire, mais ils nous ont collés aux basques quand nous sommes venus vous chercher, en conservant toujours la même position par rapport à nos manœuvres, soit cent kilomètres exactement, de sorte qu’ils sont également portés présents. »

Le chef Gioninni, chargé d’une bouteille, faisait partie du comité d’accueil. Desjani lui fit signe d’approcher et examina la bouteille. « Du whiskey du Vernon ? Il vient des réserves du vaisseau ?

— Oui, commandant. Dûment déclaré, signé, approuvé et tout et tout », la rassura le chef en évaluant son humeur. Il semblait quelque peu méfiant. « Vous connaissez la tradition. Quand des marins sont recueillis par un navire, on verse une rançon au sauveteur. À ce que j’ai cru comprendre, les gars de ce coucou ont bien mérité la leur.

— Effectivement, approuva Desjani. Mais nous allons les retenir un peu pendant que, de votre côté, vous allez faire servir aussi de la bière dans la soute. Nous devons également un lourd tribut à dame Vitali.

— De la bière, commandant ?

— Oui, chef. La bonne. Pas celle du mess des officiers. Piochez dans la réserve du chef.

— Si vous le dites, commandant. Je vais devoir… euh… facturer…

— Je suis bien certaine de pouvoir compter sur vous pour la paperasserie. » Gioninni s’éloignant en toute hâte pour répondre à ses instructions, Desjani se tourna de nouveau vers Geary. « Il va nous compter deux fois plus de bière qu’il n’en fournira à la navette.

— Je me demandais pourquoi vous vous attendiez à ce qu’il résiste à la tentation. Et quelle marge il en retirerait. Comptez-vous le punir ?

— Pas pour un tel écart de conduite. En revanche, je m’en servirai pour lui faire cracher la deuxième bouteille de whiskey qu’il a probablement griffée dans la réserve en même temps que celle-ci. Il n’aura sans doute laissé aucune trace, de sorte que c’est le seul moyen de la récupérer. Croyez-vous que mes lieutenants aient été victimes des mêmes gens qui nous ont traqués ?

— Espérons qu’il n’en est rien. Mais, s’ils s’en sont effectivement pris à Castries et Yuon, les locaux restent notre seul espoir de les retrouver.

— Exactement ce que je pensais. C’est bien pour cela que j’ai autorisé Gioninni à verser cette “rançon” et que j’en ai même remis une couche. »

Quelques minutes plus tard, ils regardaient la navette décoller et entamer son plongeon dans l’atmosphère de la Vieille Terre, allégée de deux passagers et alourdie de bouteilles du meilleur whiskey et de la meilleure bière que l’Alliance pût offrir.