Desjani souffla d’exaspération. « Elle s’imagine que nous les attaquons ? Elle ne voit donc pas que nous ne tirons pas et que l’attaque battait déjà son plein avant notre arrivée ?
— J’aimerais bien savoir qui ou quoi s’en prend à eux », marmonna Geary. Il tapa une réponse. « Aux dirigeants d’Indras, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Nous ne vous attaquons pas. Aucun de mes vaisseaux n’a ouvert le feu sur vous, et ils ne le feront que si nous sommes nous-mêmes agressés. Nous nous efforçons en ce moment même de déterminer l’identité des bâtiments qui s’en prennent à Indras, mais, sur mon honneur, je vous jure qu’ils ne sont pas sous mon commandement ni n’obéissent à mes ordres. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Au cours des heures qui suivirent, on constata à certains signes que l’attaque s’essoufflait : les cibles détruites étaient de moins en moins nombreuses. « Commandant, le schéma de l’évolution des frappes semble indiquer que les vaisseaux hostiles se replient vers le point de saut pour Kalixa, rapporta Castries.
— Menaceraient-ils Atalia ? s’interrogea Geary. Et s’y arrêteront-ils ou poursuivront-ils leur route dans l’espace de l’Alliance ? »
Desjani assourdit la voix. « Si nous ne les distinguons pas à cause de ce qu’ont fait certains officiels de l’Alliance, ça signifie que…
— Je sais ce que cela signifie. Je sais aussi que, même si c’est vrai, je ne peux pas non plus présumer, tant que j’ignore qui ils sont, que ces vaisseaux ne représentent pas une menace pour l’Alliance. »
Quelques heures plus tard, la même CECH syndic répondait à Geary. Sa mise était légèrement plus correcte et sa mine bien plus furibonde. Le bunker qu’elle occupait était surpeuplé et il y régnait une atmosphère de parfaite stupeur, que Geary lui-même pouvait ressentir à travers son message. « Vous devez nous prendre pour des imbéciles. Nos agresseurs sont en train de battre en retraite vers l’espace de l’Alliance. Je n’ai aucune idée du nombre de nos morts d’aujourd’hui. Votre gouvernement ferait bien de se préparer à répondre de cette agression ! »
Geary la toisa, les mâchoires douloureusement crispées. « Si des gens de l’Alliance en sont responsables, ils viennent tout bonnement d’ajouter de nouveaux problèmes à ceux que nous avions déjà sur les bras.
— Mes gars croient avoir trouvé quelque chose, déclara Desjani, l’air plus sombre que d’habitude. Ils cherchent encore ce qu’ils peuvent en faire. »
L’écran de Geary ondula. Au même moment, deux nouveaux symboles apparurent très fugitivement près du point de saut pour Kalixa. « Qu’est-ce que c’était que ça ? Ils sont partis ?
— Ils ont sûrement sauté, confirma Desjani. Nous pouvons déjà nous estimer heureux de les avoir entrevus. Mes singes croient avoir trouvé la réponse : il y a au moins un sous-programme, dissimulé dans une partie du logiciel du senseur, qui semble bloquer certaines données de manière sélective. C’est… Que diable est-il arrivé aux images de ces vaisseaux que nous avons détectés juste avant leur saut ?
— Elles se sont… évanouies, commandant, répondit Castries, tout à la fois horrifiée et mystifiée. Elles ont disparu des écrans et je ne trouve aucune trace d’elles dans nos enregistrements.
— À croire qu’il nous reste d’autres logiciels trompeurs à découvrir, dit Geary.
— En effet », admit Desjani. Geary l’avait rarement vue aussi irritée. « Ce que mes gens ont trouvé est sans conteste l’œuvre des hommes et fait partie intégrante des mises à jour régulières du logiciel de nos systèmes. C’est pour cette raison qu’ils l’ont si vite repéré, en se concentrant sur les mises à jour plutôt que sur chacune des mille milliards de lignes d’encodage. Ils sont pratiquement sûrs que c’est relié aux sous-programmes intégrés d’autres logiciels commandant aux systèmes du vaisseau, et la disparition de ces images vient de le confirmer. Ils s’efforcent encore pour l’instant de les dépister. »
Geary fixa son écran. « Quelqu’un a officiellement implanté dans le système d’exploitation de notre bâtiment ces sous-programmes qui nous empêchent de voir les vaisseaux obscurs. » Que son pressentiment se fût révélé exact ne le faisait pas jubiler pour autant.
« Oui, amiral. Il faut présumer que ces sous-programmes existent dans le logiciel de tous nos bâtiments. » Desjani réfléchit en se mordillant la lèvre. « Ce qu’ont fait les Énigmas a dû inspirer une idée à certains individus de l’Alliance. Ils la leur ont soufflée et l’ont appliquée.
— Pas seulement à la flotte, répondit Geary. Vous ai-je dit qu’à Yokaï une installation orbitale de l’aérospatiale en passe d’être réactivée avait capté des images fantômes ? On a d’abord cru à un bogue du logiciel, les données d’un simulateur d’entraînement contaminant les systèmes actifs jusqu’à ce qu’on les purge. Et à juste titre : c’était effectivement provoqué par le logiciel, mais pas parce qu’il créait des cibles fallacieuses. Ses dernières mises à jour peinaient à interdire aux systèmes d’en détecter de bien réelles.
— L’aérospatiale aussi ? Si ça se trouve, ça touche aussi tous les systèmes de surveillance et de repérage civils. Ces vaisseaux obscurs pourraient bien rester invisibles à tout le monde dans l’espace de l’Alliance. » Desjani tourna la tête pour le regarder droit dans les yeux. « Ce qui veut dire qu’ils sont des nôtres. Que l’Alliance vient effectivement de ravager Indras, mais qu’on en fera porter la responsabilité à notre détachement parce qu’il a eu le malheur de tomber sur ce système stellaire quand ça s’est produit.
— Qu’avez-vous vu de ces vaisseaux avant que leur image ne disparaisse ? »
Desjani trancha l’espace d’un geste coléreux. « Pas grand-chose. Ils ressemblaient à un croiseur de combat et à un croiseur lourd. Ils auraient aussi bien pu être de facture syndic que de la nôtre.
— Pourquoi les Syndics les appellent-ils des vaisseaux obscurs ? se demanda Geary en cherchant à se souvenir du bref aperçu qu’il avait eu des bâtiments inconnus. Ils ne m’ont pas paru le moins du monde affectés de cette bizarrerie.
— En effet. Sauf qu’un revêtement de la coque en brouillait peut-être le modelé.
— Informons déjà Tulev et Badaya de ce qu’ont trouvé vos gens de la sécurité. » Geary réfléchit un instant à ses options puis enfonça quelques touches. « À toutes les unités de la formation Danseuse, accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate.
— Vous avez l’intention de rattraper ces vaisseaux ? s’enquit Desjani.
— Peut-être.
— Que ferez-vous si nous y réussissons ?
— Je ne le sais pas encore. Soit celui qui a ordonné ces attaques ne se rendait pas compte que notre détachement risquait de se retrouver compromis, soit il cherchait sciemment à nous mêler à cette opération, la flotte et moi-même. Je ne tolérerai un tel comportement de la part de personne. »
Convoqué dans la cabine de Geary, le lieutenant Iger secouait la tête avec un entêtement borné. « Je ne sais rien de tout cela, amiral. Si un logiciel officiel sabote effectivement nos détections, alors il affecte aussi mon travail en bloquant les images de ces vaisseaux. »
Geary se tenait debout derrière lui, assez à l’écart pour ne pas avoir l’air menaçant, mais assez près pour bien lui faire comprendre qu’il voulait des réponses. « Les avez-vous entraperçus avant qu’on ne perde cette unique image d’eux ?
— Oui, amiral. Très fugacement. J’étais en train de zoomer sur eux quand elle a disparu de mes systèmes comme si elle n’avait jamais existé.
— Avez-vous distingué des détails ?
— Pas beaucoup, amiral. » Le lieutenant s’exprimait avec la méfiante raideur d’un homme qui sait d’avance que ses propos seront mal accueillis. « Tout ce que je peux en dire, amiral, c’est qu’à la faveur de ce bref laps de temps ces deux vaisseaux m’ont paru de facture décidément humaine, et même que leur modèle partage une lignée commune avec les vaisseaux de l’Alliance. Cela dit, ceux des Syndics descendent aussi, peu ou prou, de la même lignée.