— Lieutenant, la dernière fois que nous avons traversé Indras, vous m’avez dit que le système avait servi de pivot à des activités clandestines dirigées contre l’Alliance.
— Oui, amiral.
— Et voici que nous le traversons de nouveau et que nous trouvons les installations syndics d’Indras détruites. »
Iger regardait jusque-là droit devant lui ainsi que l’exigeait le protocole, mais il tourna les yeux vers Geary. « Amiral, je ne nie pas que des gens de l’Alliance auraient pu décider de… euh… d’envoyer un message aux Syndics. Mais je n’en sais rigoureusement rien.
— Un bon nombre de cibles civiles ont été frappées aussi, reprit Geary. Beaucoup de cargos, quelques sites à la surface ou installations orbitales.
— Oui, amiral.
— Ce n’était pas une frappe chirurgicale, lieutenant. Peut-être quelqu’un l’a-t-il cru à un moment donné, mais ces vaisseaux ont pris pour cibles ce qui n’aurait jamais dû l’être, à moins que nous ne soyons revenus à une politique de bombardements aveugles. Et, ce faisant, on a peut-être rouvert les hostilités avec les Syndics et déclenché une reprise de la guerre. Nous savons, vous comme moi, que la population de l’Alliance verrait cette dérive d’un très mauvais œil. »
Iger détourna le regard, manifestement dans ses petits souliers. « Amiral, certaines coteries l’accueilleraient au contraire favorablement. Vous le savez aussi bien que moi. Sans doute pas la majorité, loin s’en faut. Mais, amiral, cette… entreprise était pour le moins maladroite. Certes, une attaque des Syndics sans provocation de notre part serait à une reprise de la guerre une justification que la majorité de l’Alliance accepterait. Mais pas ça. Pas comme ça.
— Si ces vaisseaux gagnent Atalia et poursuivent leur route dans l’espace de l’Alliance, il n’est pas question que je garde le silence à leur sujet ni sur ce qu’ils ont fait à Indras.
— Je comprends, amiral. Je ne vois aucune raison de vous suggérer de vous en abstenir, puisque ni vous ni moi n’avons été informés d’un programme couvrant de telles activités.
— Si l’on vous en faisait part officiellement à notre retour, faites-le-moi savoir. Me le direz-vous si l’on vous met dans la confidence en vous ordonnant de ne pas m’en parler ? »
Iger n’hésita pas une seconde. « Oui, amiral. Sans hésitation. »
Le bref saut vers Kalixa laissa néanmoins aux équipes de sécurité de l’Indomptable le temps d’identifier les sous-programmes spéciaux tissés dans de larges pans de son système d’exploitation. « On s’est manifestement donné beaucoup de mal, confia Desjani à Geary.
— A-t-on bien tout déniché ?
— Nous le croyons. Nous le saurons à Kalixa. Nous devrions pouvoir repérer certains de ces vaisseaux avant qu’ils ne sautent. » Elle fixa la cloison d’un œil noir comme si elle s’était rendue coupable d’un crime haïssable. « Ces sous-routines ne se contentaient pas de bloquer les données pour nous empêcher d’y avoir accès. Elles les effaçaient si consciencieusement que les plus doués de mes singes n’en trouvaient plus aucune trace. Serait-ce la méthode qu’a choisie le gouvernement pour garder le secret sur la nouvelle flotte qu’il est en train de construire ?
— Nous ignorons encore s’il s’agit de vaisseaux de l’Alliance.
— Mon œil ! » Desjani crispa le poing et en frappa la cloison pécheresse. « Mais, si l’amiral Bloch se retrouve à sa tête, j’aimerais savoir qui commande ces vaisseaux particuliers. Comment peuvent-ils bien garder secrètes les réaffectations du personnel qui les arme ? Leur équipage est-il seulement composé de militaires ?
— Si nous parvenons à les rattraper, je compte bien obtenir des réponses à ces questions, affirma Geary. Vos gens ne pourraient-ils pas concocter un correctif logiciel que nous enverrions à tous les vaisseaux du détachement pour neutraliser ces sous-programmes furtifs ?
— Ils sont sur le coup, amiral. »
Kalixa n’était pas désert.
« Les voilà ! s’exclama Desjani en dénudant les dents en un rictus carnassier. Ils y sont tous, d’après vous ?
— Six croiseurs de combat, s’étonna Geary. Quatre croiseurs lourds. Une douzaine de destroyers. Que peut-on en dire ?
— Déjà que ce ne sont pas des modèles standard de l’Alliance, amiral, répondit le lieutenant Yuon. Qu’ils n’émettent pas non plus d’identification. Qu’ils sont recouverts d’un revêtement qui brouille les détails visuels, mais que nous en distinguons suffisamment pour repérer de trop nombreux projecteurs et lance-missiles sur des bâtiments équivalents au nôtre. Chacun des croiseurs de combat est sensiblement de la taille de l’Indomptable, mais nos systèmes évaluent leur armement au double du nôtre. Les croiseurs lourds et les destroyers répondent à peu près aux mêmes caractéristiques.
— Comment a-t-on réussi à entasser tout cet armement dans un vaisseau ? s’étonna à son tour Desjani. Allons-nous adresser un message à ces types, amiral ? »
Geary secoua la tête. « Ils sauteront vers Atalia avant qu’il ne les atteigne. Mais ça veut dire aussi qu’ils ne sauront pas que nous les suivons. Nous pourrons leur filer le train jusqu’à ce qu’ils nous apprennent de quel système stellaire exactement ils sont originaires. Ce correctif logiciel est-il prêt ? Peut-on le dispatcher ?
— Il le sera avant que nous ne quittions Kalixa. »
Geary s’attendait à tomber sur une scène identique à Atalia : les vaisseaux obscurs piquant vers un point de saut qu’ils auraient quasiment atteint et regagnant leur base, où qu’elle se trouvât.
« Par mes ancêtres ! » souffla Desjani, proprement sidérée par ce que montraient les écrans.
Atalia n’avait jamais brillé par ses défenses et autres installations militaires. Il ne lui restait que ce qui avait survécu à la guerre et aux vagues répétées des raids de l’Alliance. Ses cités, petites, fréquemment pilonnées et rafistolées, ressemblaient à celles de Batara. Depuis la fin du conflit et sa rupture avec les Mondes syndiqués, le système revendiquait une fragile indépendance qui tenait davantage à la faiblesse des Syndics qu’à sa capacité à assurer sa propre défense, et il s’efforçait péniblement de reconstruire une infrastructure sur les décombres de la guerre.
Mais cette tentative avait elle aussi été réduite à néant.
Les vaisseaux obscurs ne se concentraient pas en formation serrée mais s’éparpillaient par tout le système, où ils détruisaient méthodiquement une cible après l’autre.
« Ils attaquent Atalia ! s’exclama Geary, incrédule. Pourquoi agresseraient-ils ce système ? Ils détruisent tous les vaisseaux, jusqu’aux plus petits appareils. Voilà un cargo battant pavillon de l’Alliance qui vient d’exploser !
— Regardez là-haut, amiral, lâcha Desjani d’une voix durcie. Vers le point de saut pour Varandal. »
Geary s’exécuta. Il repéra le vaisseau estafette de l’Alliance, à proximité du point de saut et à des heures-lumière de l’Indomptable. Son équipage devait être aussi médusé, à la vue des ravages dont était victime Atalia, que l’avaient été ceux des vaisseaux de Geary au spectacle de la destruction d’Indras. Ses spatiaux se demandaient sûrement s’ils devaient rester, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur cette agression, ou bien filer vers Varandal pour rapporter le peu qu’ils en savaient.