— Peut-être ont-ils copié nos modèles, suggéra Desjani. Ils les ont vus. Ils auraient pu reproduire leur apparence. Il s’agit peut-être d’une nouvelle tentative de leur part pour nous faire reprendre la guerre contre les Syndics.
— Si les Énigmas cherchaient à nous leurrer, pourquoi en auraient-ils fait des copies exactes au lieu de construire des vaisseaux qui différeraient autant des nôtres par leur apparence que par leur puissance de feu ? » demanda Geary. Il s’apprêtait à poursuivre mais s’interrompit un instant pour réfléchir puis se tourna vers Yuon. « Nous voyons maintenant leurs armes tirer. Que pouvez-vous me dire de leur signature ?
— Elles valent celles de l’Alliance, amiral. La signature de leurs lances de l’enfer est identique à celle des nôtres, et l’un d’eux vient de lancer un missile : un spectre ou une copie parfaite d’un spectre. »
Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence total. Tous réfléchissaient.
« Qui diable sont-ils donc ? finit par s’interroger Desjani. Ils manœuvrent comme des Énigmas, et notre logiciel a été secrètement modifié pour nous interdire de les voir, ce qui correspond aussi aux méthodes des Énigmas. Ils ont attaqué un système stellaire contrôlé par les Syndics puis un système neutre protégé par l’Alliance et des possessions de l’Alliance sur place. Et, à présent, ils ont l’air de se préparer à nous agresser. Tout cela évoque les Énigmas ou une autre espèce extraterrestre. Comme les Bofs, ils refusent de répondre à nos tentatives pour communiquer. Pourtant leurs vaisseaux et leurs armes sont de la même facture que ceux de l’Alliance, tandis que les modifications apportées à notre système d’exploitation pour nous aveugler ont été acheminées par des canaux officiels au lieu d’être le fruit d’une cyberattaque. Qu’en déduire ? »
Geary consulta son écran, où les trajectoires des vaisseaux obscurs continuaient de converger. « M’est avis que la réponse n’a plus aucune importance. Compte tenu de l’avantage que leur procure leur maniabilité supérieure et, désormais, de notre éloignement de tout point de saut, j’ai l’impression que nous ne pourrons pas les esquiver s’ils nous tombent dessus. Nous devons d’abord les vaincre puis trouver la réponse à ces saccages.
— Ils se ramassent en trois formations », fit observer Yuon.
Geary fixa son écran en se renfrognant. Les vaisseaux obscurs allaient manifestement adopter une formation en image miroir, encore que plus réduite, des trois cubes en V de son détachement.
« Pas de réponse à votre message, aucune espèce de communication, mais ils se disposent en formation de combat, résuma Desjani. Ils tiennent décidément à livrer bataille. C’est parfaitement insensé. Ce qu’ils ont fait à Indras pourrait au moins s’expliquer partiellement, mais, ici, c’est de la destruction pure et simple. Et maintenant ils préfèrent combattre que fuir, ce dont ils seraient capables. À croire que ce sont des berserkers.
— Des “berserkers” ?
— Vous savez, ces guerriers mythiques qui devenaient fous furieux et se battaient comme des forcenés jusqu’à ce qu’on les taille en pièces.
— Peut-être est-ce bien à cela que nous avons affaire, lâcha Geary. Les voilà !
— Ils accélèrent sur une trajectoire d’interception de nos vaisseaux », confirma le lieutenant Castries.
S’il s’était agi de vaisseaux de guerre communs, la situation n’aurait pas été trop problématique puisque les forces de Geary étaient supérieures en nombre : deux fois plus d’escorteurs et de croiseurs de combat. Mais, si les estimations des systèmes des senseurs étaient correctes, la force de frappe de chacun des vaisseaux obscurs correspondait aussi à celle de deux des vaisseaux de Geary, et ils disposaient également d’un gros avantage en matière en maniabilité. « Nous allons devoir frapper tour à tour chacune de ces formations, et le plus durement possible. »
Geary décida de procéder à une ultime vérification : ne pouvait-on emprunter une autre voie ? « Lieutenant Iger, avons-nous des nouvelles de ces vaisseaux obscurs ? Rien ? »
Iger avait recouvré ses esprits et affichait à présent une mine aussi morose que celle de Geary. « Nous n’avons intercepté aucune communication en provenance de ces vaisseaux, amiral. Atalia aussi leur a envoyé des messages pour proposer sa capitulation, mais ils n’y répondent pas non plus. »
Combattre restait donc la seule option. Geary entreprit de planifier mentalement ses mouvements. Les vaisseaux obscurs qui chargeaient le détachement de l’Alliance accéléraient aussi à 0,2 c. Si les deux groupes se croisaient à une vélocité combinée de 0,4 c, leurs chances d’acquérir une cible seraient voisines de zéro. Ils s’enchevêtreraient à cent vingt mille kilomètres par seconde, ce qui ne leur fournirait guère un créneau suffisant pour frapper un vaisseau adverse, même si, à cette vélocité, les distorsions affectant leur vision du cosmos n’étaient pas réellement significatives.
Maintenant que les vaisseaux obscurs se dirigeaient à une telle vitesse vers une interception du détachement Danseuse et que leur trajectoire s’incurvait en direction du long arc de cercle qu’il décrivait lui-même, le délai de la rencontre se réduisait spectaculairement. « Deux heures avant le contact sur les vecteurs actuels », rapporta le lieutenant Castries.
Geary cligna des paupières, se passa la main dans les cheveux et se redressa dans son fauteuil avant d’enfoncer ses touches de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, ici l’amiral Geary. Nous avons rencontré des vaisseaux de modèle et d’allégeance inconnus, qui ont agressé et détruit des bâtiments civils et militaires de l’Alliance. Ils s’en prennent maintenant à nous et nous allons les détruire, puis nous établirons leur origine et leurs motivations. Toutes les unités devront être en état d’alerte maximale dans une heure. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Il n’y eut point d’acclamations cette fois. Les sentiments de l’équipage et ceux de son amiral concordaient : tous avaient tristement conscience de la nécessité d’éliminer cette menace aussi mystérieuse que meurtrière.
La concentration des vaisseaux obscurs, au cours de l’heure qui suivit, n’avait qu’un seul bon côté : au moins avaient-ils cessé leurs attaques contre Atalia. Une ferme résolution s’était emparée des équipages de l’Indomptable et des autres vaisseaux de l’Alliance à mesure que se répandait le bruit de leurs forfaits, de leur maniabilité et de l’armement dont ils disposaient.
Geary attendit que l’instant du contact ne fût plus éloigné que de quarante-cinq minutes, soit à neuf minutes-lumière de l’ennemi, avant d’ordonner la manœuvre de décélération : ses vaisseaux se retournèrent pour réduire leur vélocité à 0,1 c.
« L’ennemi freine également », annonça Castries.
Desjani eut l’air intriguée. « Ils ont commencé à décélérer il y a sept minutes, presque en même temps que nous, mais avant de nous avoir vus entreprendre la manœuvre.
— Coïncidence », fit Geary. Il observait les formations adverses. Tanya l’avait prévenu contre sa tendance à attaquer par le haut et tribord. Cette fois, il allait plutôt s’en prendre à la sous-formation de droite, qui arrivait derrière leur vaisseau de tête. Elle se composait de deux croiseurs de combat, d’un croiseur lourd et de quatre destroyers. Si j’arrive à lui balancer le plus gros de ma puissance de feu en évitant les autres sous-formations, je peux éliminer un tiers de leur capacité combative.
Une minute-lumière et demie les séparait encore de l’ennemi (les deux bords avaient réduit leur vélocité à 0,1 c, de sorte qu’ils n’opéreraient le contact que dans quinze minutes) quand Geary, les préparant au brusque virage vers tribord et le haut qui leur permettrait d’éviter les deux tiers des vaisseaux obscurs et de frapper le dernier aussi durement que possible, procéda à quelques derniers légers ajustements de ses formations.