— Parce que nous transitions par Indras, souligna-t-elle. Et pourquoi cela ?
— Ça fait deux questions. Parce que… Parce que les Danseurs insistaient pour rentrer chez eux sans plus tarder.
— Et qu’ils tenaient de nos entretiens antérieurs que notre route de prédilection passerait par Indras. »
Geary la dévisagea, troublé. « Selon vous, les Danseurs nous auraient incités à traverser Indras à un moment où nous repérerions cette agression ?
— Ils nous ont affirmé qu’ils devaient rentrer chez eux sans délai et qu’il en était de même pour nous, non ?
— Comment auraient-ils pu savoir ce que faisaient les vaisseaux noirs ?
— Je l’ignore. Peut-être que le long trajet circulaire qu’ils ont effectué pour revenir de Varandal était précisément destiné à recueillir des informations. Je l’ignore, répéta-t-elle, mais est-ce que ça ne donne pas l’impression qu’on nous a comme conduits ici ?
— Peut-être. » Ce pouvait être une coïncidence. Cela dit, Geary avait la vision de Danseurs tissant une vaste toile, couvrant une bonne partie de la Galaxie et chargée de les conduire, ses vaisseaux et lui, jusqu’à ce système précis à un moment précis. « S’ils l’ont fait, au moins nous ont-ils laissé le choix de notre réaction.
— C’est vrai, convint Tanya. On peut toujours conduire quelqu’un quelque part, mais deviner ce qu’il fera une fois sur place est autrement difficile. »
Encore une complication. Et peut-être de taille, celle-là.
Geary se sentait trop vanné pour y réfléchir. Il consulta son écran. Même au maximum de leur accélération, et celle-ci était conséquente, les vaisseaux obscurs mettraient environ huit heures à atteindre le point de saut pour Varandal. Il faudrait quelques heures de plus à ceux de Geary.
Il ferait mieux d’en profiter pour se reposer. Se détendre. Mais il resta sur la passerelle à observer son écran, où tous les vaisseaux semblaient ramper à une allure d’escargot à travers les vastes étendues du vide interplanétaire.
« Amiral ? »
L’alerte fit sursauter Geary. Il se demanda s’il avait piqué du nez où s’il s’était simplement évadé. Une fenêtre virtuelle venait de s’ouvrir près de son siège, encadrant non seulement le lieutenant Iger, mais aussi le lieutenant Jamenson. « Oui ?
— Nous avons d’importantes informations, amiral », affirma Iger.
Geary chassa les dernières brumes qui lui obscurcissaient l’esprit, se redressa dans son siège et fixa Jamenson d’un œil intrigué. « Nous ?
— Oui, amiral. Vous avez permis au lieutenant Jamenson d’accéder au compartiment du renseignement et à nos informations, et nous nous sommes dit, mes experts et moi-même, qu’un œil neuf ne saurait nuire puisque nous n’arrivions à aucune conclusion.
— Et qu’en a déduit le lieutenant Jamenson ? »
Le lieutenant Jamenson en question n’arborait pas son sempiternel sourire. Ses cheveux eux-mêmes semblaient d’une nuance plus sombre, plus proche du vert forêt que de son vert pomme habituel. De son côté, Iger avait l’air tout aussi solennel. « Que se passe-t-il ? insista Geary.
— Nous ne savons toujours pas qui a construit et contrôle ces vaisseaux obscurs, admit Iger, mais nous… le lieutenant Jamenson, je veux dire… a réussi à démêler l’écheveau de leur construction. »
Jamenson activa un écran voisin. « Amiral, j’étais à la recherche de ce qui ne cadrait pas dans le tableau, puisque c’est pour ça que je suis douée, et je me suis demandé : “Que manque-t-il de ces épaves ?” Ou, plutôt, de la poussière qu’elles ont laissée. Quelque chose aurait dû se trouver qui n’y était pas. Beaucoup de choses, en réalité. Ne serait-ce que la quantité habituelle de molécules d’eau et de matières organiques provenant de leurs réserves. Et des… restes de leurs spatiaux. Des… fragments… anatomiques des matelots, à moins que les vaisseaux n’aient été volatilisés. Ainsi que des capsules de survie et des débris de capsules.
— Il n’y avait rien de tout ça ? s’étonna Geary, épouvanté par ce que cela impliquait.
— Non, amiral. Rien. Mais, d’après le pourcentage des différents types de molécules, ces vaisseaux présentaient en revanche une quantité anormale d’éléments structurels de la coque et de toutes ces armes supplémentaires. Sans compter leur manière de manœuvrer, comme s’ils n’avaient pas à s’inquiéter des impacts sur les matelots.
— Il n’y avait pas d’équipage », conclut Geary. Ce n’était pas une question mais un constat.
« Non, amiral. Il n’y en avait pas. Tous les matelots, du moins ceux que nous avons détruits, étaient entièrement robotisés et contrôlés par des programmes d’intelligence artificielle. »
Iger opina, les yeux baissés. « Ça expliquerait ce qui s’est produit à Atalia, amiral. Les IA ont été victimes d’un dysfonctionnement dans l’identification de la menace… d’une mauvaise interprétation de leurs ordres d’attaque, toutes choses qui affectent aléatoirement les systèmes automatisés à des moments imprévisibles ; sur un vaisseau normal, l’équipage humain pourrait intervenir et y mettre un terme.
— Ça expliquerait en effet beaucoup de choses, convint Geary, dont le sang s’était comme figé. Merci. Cette information est d’une importance capitale. Bien joué. »
Il mit fin à la communication et se tourna vers Desjani, qui lui rendit son regard avec une expression horrifiée.
« Vous avez entendu ?
— J’ai entendu. Des vaisseaux entièrement robotisés et contrôlés par IA. Envoyés en mission de manière complètement autonome, sans aucune surveillance humaine. Personne ne serait assez stupide pour l’autoriser.
— Ils se croyaient malins. » Les réponses lui étaient venues aussi clairement que si elles s’étaient inscrites devant ses yeux en lettres capitales. « C’est pour ça qu’ils ont construit cette flotte secrète et confié son commandement à Bloch. On a dû les convaincre que le système d’exploitation par IA était cette fois infaillible. Qu’il ne planterait jamais, ne serait pas victime de bogues ni ne fonctionnerait plus de manière incohérente et inattendue.
— Tout le monde se sert d’ordinateurs », répondit Desjani, La colère avait remplacé sa stupeur. « Ils savaient forcément que c’était impossible. Les appareils se détraquent. Ils ne sont pas magiques mais électroniques, avec des matériaux et des logiciels qui peuvent s’altérer, se détériorer ou planter, précisément parce qu’ils ne sont pas magiques. Et, plus compliqués ils sont, plus ils risquent de se détraquer. Je ne suis qu’un commandant de croiseur de combat, mais je sais au moins ça ! Comment pouvaient-ils l’ignorer ?
— Parce que ç’avait l’air de la solution idéale. Bloch aux commandes, puisqu’il est le seul officier supérieur de la flotte avec assez d’ancienneté pour conduire une flotte robotisée, et qu’on avait l’assurance qu’il se plierait sans rechigner à tous les ordres à mon encontre. Et, disposant d’une modélisation programmée sur une IA répliquant mes tactiques, Bloch serait en mesure de me surclasser, lui, si personne d’autre n’en était capable. Mais cette IA devait comporter des sauvegardes lui interdisant de retourner sa flotte robotisée contre le gouvernement de l’Alliance. La plus puissante flotte en activité, dont les coûts en effectifs seraient pratiquement voisins de zéro, dont la loyauté serait garantie, et qui pourrait contrecarrer mes visées. Avec elle, Bloch, ou tout autre, prendrait en dernier recours le contrôle de toute la défense de l’Alliance. C’est pour cette raison que le Grand Conseil a voté ce programme à une majorité suffisante. Il répondait à toutes les questions et semblait à l’épreuve des sottises. »