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« Au temps pour nos vacances, fit observer Desjani. Pour je ne sais quelle raison, je ne me sens guère reposée. J’espère que vous n’êtes pas trop pressé de partir, amiral.

— Non, commandant, répondit Geary. Même si nous n’attendions pas des nouvelles des locaux, je ne tiens pas à ce qu’on croie que nous prenons la poudre d’escampette parce nous nous sentons coupables ou parce que nous avons peur. Nous allons encore nous attarder quelques heures. Ce qui laissera aussi aux envoyés le temps d’annoncer aux Danseurs que nous quittons le berceau de l’humanité pour rentrer chez nous. »

Tanya salua, de nouveau compassée maintenant qu’ils étaient de retour sur son vaisseau. « À vos ordres, amiral. Je transmettrai au général Charban dès que j’aurai regagné la passerelle.

— Merci, commandant. Je vais de ce pas déposer mon équipement dans ma cabine. » Il lui rendit son salut puis quitta la soute pour arpenter les coursives désormais familières et rassurantes de l’Indomptable, croisant au passage des officiers, des spatiaux et des fusiliers qu’il connaissait de vue et dont, à présent, il savait même parfois le nom. Techniquement, la Vieille Terre était la mère patrie de l’humanité, et, techniquement, Glenlyon et son système stellaire étaient la sienne. Mais, en réalité, depuis qu’on l’en avait arraché un siècle plus tôt, l’Indomptable était devenu pour lui ce qu’il y avait de plus proche d’un vrai foyer.

Et il s’en félicitait chaque jour davantage.

Geary trouva l’envoyée Victoria Rione à l’attendre devant l’écoutille de sa cabine. « Avez-vous reçu le message portant sur l’annonce à faire aux Danseurs ? » demanda-t-il. Victoria avait elle aussi visité divers sites de la Vieille Terre au cours de la semaine passée, censément en touriste et en sa qualité de représentante de l’Alliance en goguette, mais il la soupçonnait d’avoir fait bien davantage.

« Oui, répondit-elle. Charban s’en charge. Il y a d’autres sujets que nous devons aborder.

— Celui des lieutenants portés manquants ?

— Entre autres.

— Très bien. J’ai moi aussi une question à vous poser. » Il lui fit signe d’entrer dans sa cabine et lui emboîta le pas. En dépit de l’inquiétude que lui inspirait la disparition de Yuon et Castries, il n’était pas pressé de remonter sur la passerelle. Si l’on apprenait du nouveau à cet égard, il en serait aussi vite informé, et Rione avait peut-être des informations importantes. « Asseyez-vous. »

Elle s’était déjà affalée, très à l’aise, dans un des sièges entourant la table basse. « J’ai cru comprendre que vous aviez connu un passionnant trajet de retour.

— Pas le temps de s’ennuyer, en effet. Quant à moi, j’ai cru comprendre que vous aviez eu des vacances très productives sur la Vieille Terre », persifla Geary en prenant place en face d’elle.

Rione lui adressa un regard neutre, comme pour exprimer son incompréhension. « Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Nous avons rencontré dame Vitali.

— Dame Vitali d’Essex ? J’ai appris qu’elle avait donné une grande soirée.

— En effet. Mais j’aimerais savoir comment dame Vitali a pu me citer le nom d’Anna Cresida pour me convaincre de sa sincérité. »

Rione l’étudia un instant, les yeux voilés et calculateurs, puis elle haussa les épaules et balaya l’argument d’un geste. « C’est moi qui le lui ai appris. Une des obligations secrètes de cette mission, dont je n’étais pas censée vous informer, consistait à nouer des relations avec des dirigeants de Sol. L’attaque surprise des vaisseaux du Bouclier a encore souligné l’importance de cette tâche. Dame Vitali fait partie des contacts que j’ai jugés susceptibles de nous être très utiles à l’avenir.

— Vraiment ? » Geary se radossa en la fusillant du regard. « Dame Vitali semble effectivement nous avoir été d’une aide précieuse, à Tanya comme à moi-même, mais elle ne m’a pas fait l’effet d’une femme aisément manipulable.

— Vous avez entièrement raison, convint Rione en contemplant ses ongles. Elle – ou plutôt son gouvernement – compte probablement aussi se servir de nous. On les aide, ils nous aident.

— Vous lui avez donc confié, à elle et à qui sait combien d’autres personnes de la Vieille Terre, un mot de passe que nous seuls étions censés connaître. »

Rione arqua un sourcil. « La confiance n’a rien à voir là-dedans. Voyez-y plutôt de l’intérêt bien compris. On se trompe rarement en se reposant sur ce facteur. Vous en avez eu la preuve durant votre trajet de retour, n’est-ce pas ? Le gouvernement de dame Vitali a parfaitement saisi à quel point nous pouvions lui rendre service quand votre capitaine a détruit les vaisseaux du Bouclier de Sol. Donc, si ses amis en apprennent plus long sur les appareils qui ont cherché à interrompre le retour de votre navette, ou s’ils obtiennent des renseignements des nervis survivants, ils nous en feront part afin que, dans notre miséricordieuse et éternelle reconnaissance, nous leur renvoyions l’ascenseur. »

Des survivants ? Geary se demanda si dame Vitali était personnellement assez dangereuse pour avoir aidé à abattre leurs agresseurs ou si, derrière son sourire affable, elle se contentait de diriger les événements et de déléguer à d’autres. « Pour l’heure, nous fournir des informations sur les lieutenants Yuon et Castries serait le plus grand service qu’on pourrait nous rendre.

— Je sais. J’ai déjà demandé à tous mes contacts de nous informer de ce qu’ils apprendront. Ils s’exécuteront, même si leurs gouvernements ne sont pas prêts à l’admettre officiellement. »

Pour des raisons qu’il avait lui-même du mal à comprendre, Geary se persuada que la confiance que témoignait Rione était fondée en l’occurrence. « Tous vos contacts ? Combien de contacts exactement avez-vous établis, et avec combien de gouvernements. »

Nouveau geste de la main, cette fois désinvolte. « Bah… dix… vingt… quelque chose comme ça. Je n’ai pas eu le temps de beaucoup travailler. »

Geary secoua la tête pour signifier ouvertement son étonnement. « Chaque fois que je crois vous avoir cernée et savoir précisément ce dont vous êtes capable, vous me réservez de nouvelles surprises.

— Je suis une femme, amiral.

— Ça n’explique pas tout, selon moi. » Il tapota sur les touches de la table basse, afficha une image du système solaire avec ses planètes, ses planétoïdes et une multitude d’autres objets célestes ; les noms des légendes remontaient à un lointain passé : Vénus, Mars, Jupiter, Luna, Callisto. Europe, dont le souvenir de l’anéantissement hantait encore tout l’espace colonisé par l’homme. Et la Vieille Terre elle-même. « J’espère qu’ils retrouveront nos lieutenants, mais, cela mis à part, quels services l’Alliance croit-elle pouvoir obtenir des agents travaillant pour une infime partie de cette planète ? Dans l’Alliance, aucun des gouvernements qui règnent encore sur une nation de la Vieille Terre n’aurait voix au chapitre. Ils sont trop petits et bien trop faibles. »

Rione eut l’air agacée. « Nos ennemis sont d’ores et déjà à l’œuvre sur Terre. Espérons qu’ils ne sont pas impliqués dans l’affaire de vos officiers portés disparus. Nonobstant, je veux savoir qui a ordonné au Bouclier de Sol de nous attaquer, qui a stipendié ces assassins et financé ces appareils furtifs, qui a épié nos faits et gestes et tenté quelques autres menées que nos divers hôtes ont réussi à déjouer ou à faire avorter. Cela étant, vous êtes un militaire. Vous connaissez l’importance, fondée sur des facteurs qui n’ont rien à voir avec la puissance ni avec la force de frappe, de certains sites stratégiques. Tout endroit de la Vieille Terre a un rôle à jouer au sein de l’Alliance. Je ne connais pas tous les moyens dont nous disposons pour nous en servir. Mais je sais que je peux y recourir d’une manière à laquelle on ne s’attendra pas. Tout individu qui se prévaudrait du soutien de la Vieille Terre – en oubliant de mentionner certains menus détails, comme par exemple que ce soutien lui vient en réalité d’une région de la planète – retirerait de ce seul fait un prestige accru dans l’Alliance, sans doute assez important pour lui conférer un avantage décisif. »