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Geary bondit sur ses pieds et la transperça du regard, fou de rage. « Lui ? Vous voulez parler de moi ? Le soutien de la Vieille Terre ? En quel honneur ? Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pouvez vous servir de moi, bon sang ? »

Rione le regarda droit les yeux, très calme et nullement démontée. « Je n’ai nullement l’intention de me servir de vous. La dernière chose dont vous ayez besoin, c’est d’un conseiller qui guiderait vos pas dans l’arène politique. Votre absence d’ambition et votre refus d’user de tactiques politiciennes sont vos plus grandes forces.

— J’agis comme le ferait tout bon officier. »

Le sourire de Rione se fit caustique. « Je pourrais citer de tête au bas mot une douzaine d’officiers supérieurs de la flotte qui ont gravi les échelons jusqu’au sommet en recourant à des manœuvres politiciennes, et qui y continueraient d’y recourir s’ils chaussaient vos bottes. Comme en cultivant, par exemple, des relations avec les sénateurs Costa, Suva, Sakaï ou leurs pareils.

— Mais pas vous ?

— Moi ? Je serais un handicap. On ne voudrait de moi que pour jouer les boucs émissaires. » Elle le rassura d’un geste. « Je ne vous ai pas demandé de foncer bille en tête pour prendre les rênes de l’Alliance, rappelez-vous. Elle n’a nullement besoin de quelqu’un qui se prend pour le Sauveur. » Rione se leva à son tour et pointa la Vieille Terre du doigt. « Vous êtes venu ici, à présent. Nous sommes venus ici. Nous avons été aux premières loges pour assister au passé de nos ancêtres. Combien de tragédies ont-elles eu pour origine des individus persuadés d’avoir un destin hors du commun ou de mériter de régner ? »

Geary rumina la question, les mâchoires crispées de dépit, puis lui tourna le dos pour contempler le paysage familier du firmament étoilé qui s’affichait sur une cloison. « Que suis-je censé faire, bon sang ? Je ne me prends nullement pour un tel personnage, mais un nombre terrifiant de gens y croient. Le sénateur Sakaï croit que je pourrais aisément détruire l’Alliance.

— Il a raison. » Elle eut un geste d’impuissance, les deux paumes levées, comme si elle prévoyait une débâcle. « Je ne sais que faire pour sauver l’Alliance. Les forces qui cherchent à la déchirer sont nombreuses, et un tas de gens y contribuent par cupidité, méchanceté, espoir, désespoir, voire poussés par de bonnes intentions. J’ignore comment battre en brèche la tension qui s’est accumulée en un siècle de guerre, comment éponger les dettes de ce même siècle, comment m’opposer au simple, compréhensible mais naïf désir de tant de personnes qui aspirent à vivre comme elles l’entendent sans se soumettre à une lointaine autorité, dont elles oublient qu’elle n’a été établie que parce que son absence aurait produit des effets encore plus néfastes que son existence. La sénatrice Costa croit trouver la réponse dans un talon de fer. Suva, lui, croit que cette réponse réside dans le bon vouloir des citoyens, comme si tous pouvaient former un chœur harmonieux et chanter autour d’un feu de camp. Sakaï ne croit même plus à une solution. Mais vous… »

Elle le fixa en secouant la tête. « Vous n’êtes pas assez sage pour croire qu’il en existe une, ni pour croire qu’il n’en existe aucune. Ce qui signifie que vous êtes sans doute plus sage que tous les autres. En outre, vous êtes la pièce la plus puissante de l’échiquier.

— Pièce que, pourtant, vous n’hésiteriez pas à sacrifier.

— Seulement si nécessaire. Et je me sentirais très mal ensuite. »

Geary ne put s’empêcher de sourire à cette réponse sardonique. « Pas très longtemps. Tanya vous tuerait.

— Oui, vraisemblablement. Mais je suis persuadée que votre capitaine préférerait trouver une meilleure excuse que votre mort à mon assassinat. » Rione revint s’asseoir et se massa le front de la main. « Je n’ai pas été capable de résoudre une question qui me semble essentielle, et vous êtes la seule personne à bord de ce vaisseau à qui m’en ouvrir. Les réactions des trois sénateurs m’ont confirmé qu’ils étaient au courant de la mise en chantier de nouveaux bâtiments de guerre, en dépit des dénégations des pouvoirs publics selon lesquelles on y aurait mis un terme à la fin de la guerre. Ce qui veut que dire que tant Suva que Costa, qui sont pourtant des adversaires idéologiques, ont donné leur consentement à ce projet. Quelle raison a-t-elle bien pu les convaincre tous les deux que la construction en secret d’une nouvelle armada était une bonne idée ?

— Ils ne sont pas d’accord sur grand-chose, admit Geary en reportant le regard sur la représentation du système solaire. Mais ils ont donné l’impression de trouver un terrain d’entente quand les Danseurs ont rapatrié sur Terre la dépouille de cet homme.

— Ça ne durera pas. Plus capital, ils ont dû voter ce chantier bien avant que les Danseurs ne leur fournissent une raison de revoir leur attitude.

— Le sénateur Sakaï l’a voté également, je crois. Vous ont-ils dit qui commanderait cette force secrète ? »

Rione lui adressa un regard impérieux. « Non. Le savez-vous, vous ?

— Selon Sakaï, il s’agirait de l’amiral Bloch. »

Rione laissa s’écouler une bonne minute avant de réagir, puis elle secoua la tête avec une expression contrite. « Pourquoi ? Pourquoi le Grand Conseil y aurait-il consenti ? Ça n’a aucun sens. Bloch s’est forgé une réputation de grand commandant de la flotte que je ne crois étayée par aucune compétence, mais, même s’ils le jugeaient capable de rivaliser avec vous, ils savaient qu’il méditait un coup d’État avant sa capture par les Syndics. Si l’attaque de Prime ne s’était pas soldée par un désastre qui a conduit à sa capture et à votre reprise en main du commandement, s’il avait effectivement gagné cette bataille et vaincu les Syndics, il aurait retourné ensuite sa flotte victorieuse contre son propre gouvernement. Le Grand Conseil aspirait si désespérément à une victoire qu’il était prêt à courir ce risque.

— Et vous auriez fait tout votre possible pour l’éliminer, même si vous aviez dû périr ce faisant.

— Je croyais mon mari mort à la guerre. La préservation de l’Alliance restait ma seule raison d’être. Et, oui, vous ne m’avez jamais posé la question, mais quelques-uns de mes confrères sénateurs connaissaient mes intentions. J’étais leur soupape de sûreté dans leur volonté d’arrêter Bloch. » Nouveau long silence pendant qu’elle réfléchissait. « Ils doivent se dire à présent qu’il existe sûrement d’autres moyens de l’empêcher de les trahir. Mais lesquels ? »

Geary se rassit en face d’elle et chercha ses yeux. « Quand nous étions à Midway, nous avons eu l’occasion de nous instruire des stratagèmes dont se servaient les Syndics pour garder leurs responsables haut placés dans le droit chemin.

— Non. » Rione secoua derechef la tête. « Costa aurait sans doute approuvé de tels procédés, comme prendre la famille de Bloch en otage, par exemple, mais Suva n’y aurait jamais consenti. Ni Sakaï. Il s’agit nécessairement d’une méthode que le Grand Conseil entérine à l’unanimité, et je ne vois absolument pas laquelle.