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Geary se massa le crâne à deux mains, le temps de digérer la nouvelle. « Ils ne sont plus sur Terre ? Connaissez-vous la destination du cargo qui les a embarqués ?

— Effectivement. » L’homme brandit une paume péremptoire avant que Geary n’ajoute quelque chose. « Mais ils ne sont plus à son bord. » Il pianota sur son clavier et une nouvelle partition, montrant un cargo de forme cubique orbitant autour de la Vieille Terre, s’afficha à l’écran. « Vous pouvez constater qu’un autre appareil s’est amarré au cargo. Vous le voyez ? Un petit véhicule furtif, qui est apparu à nos senseurs dès qu’il s’est verrouillé au cargo. Il s’est désarrimé très vite et nous avons de nouveau perdu sa trace. » L’homme baissa la tête. « Je regrette de devoir vous annoncer que nous avons été incapables de déterminer la position et la trajectoire de cet appareil. Cela dit, nous avons détecté quelques traces qui pourraient lui correspondre.

— Un appareil furtif ? » s’enquit Geary. Il étudia un instant l’image de la troisième partition. « Il ressemble à ceux qui ont tenté d’intercepter notre navette, Tanya. »

Elle opina. « C’est ce que je pensais moi-même. Les caractéristiques techniques concordent. Ce qui veut dire qu’il vient de Mars et qu’il est probablement en train d’y retourner. Permission de…

— Excusez-moi, l’interrompit le vieux monsieur d’une voix douce mais empreinte d’assez d’autorité pour lui couper la parole. Si cet appareil vient effectivement de Mars, et cette origine ne me surprendrait aucunement, il n’y retournera certainement pas avec vos officiers. Il gagnera une autre destination, où il pourra se cacher et qui, si d’aventure il est localisé, ne trahira ni l’identité ni les allégeances de ses patrons.

— Une idée de l’endroit où il pourrait se planquer ? » demanda Geary.

L’homme réfléchit un instant avant de répondre. « Dans la ceinture d’astéroïdes ou au-delà. Il y a entre elle et les planètes extérieures une multitude de sites où un appareil de cette taille pourrait passer inaperçu, compte tenu de ses capacités furtives. »

Desjani avait consulté quelque chose à l’écart et elle se retournait à présent vers leur interlocuteur. « Ces traces que vous avez détectées… jusqu’à quel point vous fiez-vous à elles ?

— Quant à leur appartenance à l’appareil que nous cherchons ? Très largement. Beaucoup moins s’agissant de nous indiquer sa localisation précise. Vous voyez l’amplitude des cônes de probabilité qui les entourent ?

— Très bien, admit Desjani. Mais je pilote des vaisseaux depuis longtemps. Je peux deviner très précisément où ils conduisent. Cet appareil se dirige vers Jupiter », affirma-t-elle.

Pour toute réaction, le vieux monsieur arqua légèrement les sourcils avant de s’absorber longuement dans ses pensées. « C’est une destination vraisemblable quand on cherche à se cacher. Jupiter a soixante-sept satellites naturels, plus un anneau planétaire d’objets plus petits, vingt installations humaines importantes gravitant autour, sans compter de très nombreux objets artificiels de moindre dimension. Il existe en outre une multitude de petits établissements sur ses lunes, et l’appareil que nous cherchons est capable d’atterrir sur des corps célestes à l’atmosphère aussi ténue que celle des lunes de Jupiter. L’activité de surface d’Io, particulièrement turbulente, permettrait en effet de dissimuler sa présence, tandis que Ganymède, comme Mars, est réputé pour ses accointances avec le crime organisé.

— Ils ont quitté la Terre depuis près de vingt heures, grommela Desjani. Ils pourraient déjà se trouver à mi-chemin de la ceinture d’astéroïdes. Je travaille à une interception basée sur leur vecteur possible et ces détections de leur trace, amiral. Permission de quitter l’orbite pour procéder à leur arraisonnement ? »

Geary tourna le regard vers le vieil homme, lequel ne semblait ni approuver ni désapprouver. Tu nous refiles la patate chaude, hein ? Laissons les barbares faire le sale boulot. « À quelle vélocité ? demanda-t-il à Desjani.

— Elle devrait grimper graduellement jusqu’à 0,3 c avant que nous ne commencions à décélérer de nouveau pour l’interception. »

Un croiseur de combat de l’Alliance fonçant vers l’orbite de Jupiter à une allure qui ferait passer presque tous les autres bâtiments pour des escargots, voilà qui devrait offrir un fameux spectacle à tout le système solaire. Et, pour les occupants de l’appareil furtif martien, cela reviendrait à voir fondre sur eux, à haute vélocité, un monstrueux bâtiment de guerre, à l’occasion d’une manœuvre qui ressemblerait beaucoup à une tentative d’interception.

« Oui, commandant, dit Geary. Vous pouvez procéder à une interception de l’appareil furtif délictueux. Offrons à ceux qui retiennent nos lieutenants un spectacle qui les impressionnera. Merci pour votre assistance, monsieur, ajouta-t-il à l’intention du vieil homme.

— Je n’y suis pour rien, répondit l’autre, la mine parfaitement sérieuse. Dites-le à tous ceux qui s’en inquiéteraient. Cette prise de contact et le transfert de ces informations n’ont pas été pleinement étudiés et approuvés par mon gouvernement. Le processus exigerait des mois, de sorte que je n’ai mené qu’un galop d’essai. Une sorte de simulation d’un transfert de données, de manière à être prêt quand il sera effectivement approuvé. Officiellement, je n’ai strictement rien fait.

— Je comprends, dit Geary. Votre simulation a été d’une rare efficacité. Merci de m’avoir permis d’en juger.

— Tout le plaisir était pour moi. Il n’est jamais mauvais de se faire des amis. Peut-être serez-vous disposé à répondre à quelques-uns de nos besoins à l’avenir. » Le vieux monsieur adressa à Geary une dernière petite courbette puis son image disparut.

Tanya Desjani n’avait pas perdu une minute. Geary n’avait pas coupé la communication que les propulseurs de manœuvre de l’Indomptable lançaient le croiseur sur sa nouvelle trajectoire, suivis dans la foulée par la poussée de ses principales unités de propulsion, qui l’extrayaient de l’espace réservé à la circulation proche de la Vieille Terre.

Geary regarda le globe qui avait été le berceau de l’humanité diminuer de volume à mesure que l’Indomptable accélérait vers une interception de l’appareil furtif, lequel se dirigeait lui-même vers l’orbite de Jupiter. Il ne s’était pas attendu à visiter jamais cette planète, ni même le système solaire. Il se demanda s’il y retournerait un jour, une fois ses lieutenants libérés.

À leur proximité maximale, Terre et Jupiter ne sont séparés que par environ trente-cinq minutes-lumière, soit quelque six cent trente millions de kilomètres et des poussières. Mais cela ne se produit que quand les deux planètes se trouvent du même côté du Soleil et parfaitement alignées sur leur orbite. Même si elles avaient été à ce point proches au début de la traque de l’Indomptable, toutes deux n’en auraient pas moins continué de se déplacer. Il faut traquer, intercepter ou contourner les planètes lorsqu’elles filent sur leur orbite. Dans le cas de Jupiter, la géante gazeuse tourne autour de l’étoile Sol à un peu plus de treize kilomètres par seconde, depuis bien avant que le premier homme n’ait levé vers le ciel nocturne des yeux émerveillés, et elle continuera de le faire quand le dernier aura connu le sort réservé à son espèce, quel qu’il soit.

En l’occurrence, l’Indomptable allait devoir s’appuyer dans l’espace une longue trajectoire incurvée d’une heure-lumière et demie avant d’atteindre Jupiter. Il accélérerait pendant une bonne partie du trajet puis freinerait vers la fin et réduirait sa vitesse de croisière à environ 0,16 c pour ne pas dépasser sa cible.