— Vous croyez donc cette quarantaine une habitude ou une tradition plutôt qu’une nécessité ? Non, amiral. Elles sont encore là. Certaines bactéries peuvent survivre plusieurs siècles aux radiations, au vide et d’autres conditions de l’espace. À ce que je sais de la manière dont celles-ci se sont répandues sur Europa et des contre-mesures adoptées pour faire appliquer la quarantaine, cette arme biologique née de l’ingénierie génétique a été conçue pour se mettre en sommeil dans les plus rudes conditions et se réveiller quand elles redeviennent propices à l’infestation de leur hôte humain. Partez du principe qu’elles seront présentes partout où vous atterrirez sur Europa, même si elles ne sont que quelques-unes.
— Et une seule suffirait, convint Geary.
— Une seule suffirait.
— Pourquoi ces imbéciles ont-ils atterri ? demanda Desjani.
— Parce que ce sont des imbéciles, déclara Rione, suffisamment émue pour répondre directement à Desjani. On les a engagés pour faire un boulot, ils ont été traqués, piégés et ils ont cru voir une issue. Ils s’y sont engouffrés. Même si c’était stupide.
— En réalité, ils ont peut-être même trouvé cela terriblement intelligent, affirma Geary.
— En quoi ? » s’enquit Rione.
Il montra l’image d’Europa qui flottait au-dessus de la table, telle une grosse balle de ping-pong à la surface constellée de taches et de striures brunâtres. « Ils savaient que nous n’irions pas les y pourchasser, et les locaux ne leur tirent pas dessus pour je ne sais quelle raison. Ils devaient se douter qu’ils ne risquaient rien à se poser à sa surface. Ils se proposent sans doute d’y rester plusieurs mois. Nous ne pouvons pas attendre si longtemps. Quand nous partirons, ils redécolleront, redeviendront furtifs et échapperont au blocus. »
Le docteur Nasr secoua la tête. « Non. Ça ne marcherait pas. Nul n’accepterait ensuite de les héberger par crainte de la contagion. Pas même leurs amis.
— Exactement. C’est le revers stupide de leur plan génial. Mais, s’ils réussissaient à décoller et à fuir Europa, ils pourraient répandre l’épidémie. »
Rione fixa un instant l’image du satellite. « Les vaisseaux chargés de l’application de la quarantaine ne pourraient-ils pas les arrêter ? Si nous pouvions échafauder un plan, ça nous laisserait une marge de manœuvre. »
Nasr secoua la tête derechef. « Nous ne pouvons pas atterrir ni leur permettre de décoller. L’appareil ne s’est pas posé près d’une des cités dévastées, mais nous ignorons jusqu’à quel point le fléau s’est répandu à la surface. Il suffit d’une bactérie », répéta-t-il.
Geary se tourna vers Desjani. « Une idée ? »
Au tour de Tanya de secouer rageusement la tête. « Non. Nous ne pouvons pas recourir aux fusiliers. Leur cuirasse arrêterait la propagation. Elle est conçue pour cela. Mais nous ne disposons d’aucun équipement de décontamination de campagne, et nous ne sommes même pas sûrs qu’il serait efficace contre ce microbe. Si la bactérie grouille sur leur cuirasse quand ils remonteront à bord… » Elle ne finit pas sa phrase, parce que tous savaient ce qu’il adviendrait et qu’aucun ne tenait à l’entendre.
Quelques secondes s’écoulèrent sans qu’un seul mot fût prononcé, puis le docteur Nasr leva l’index, l’œil pensif. « La cuirasse arrêterait la propagation ? Vous avez d’autres caractéristiques de cette cuirasse ?
— Bien sûr. Toutes les spécifications. Qu’est-ce qu’il vous faut ?
— Je songeais à la stérilisation, répondit lentement Nasr en articulant ses mots au rythme où lui venaient ses pensées. Pas seulement à une décontamination. Si nous stérilisions leur cuirasse avant de l’embarquer, si nous appliquions assez d’énergie à la surface extérieure sans nuire à celui qui se trouve dedans…
— Hors du vaisseau ? demanda Geary. De quoi disposerions-nous pour cette opération ?
— Des lances de l’enfer ! lâcha Desjani. En réduisant l’énergie. Nous pourrions calculer la dose exacte nécessaire et arroser ensuite chaque millimètre carré de la cuirasse !
— Je dois avant tout procéder à quelques recherches », prévint le médecin.
Desjani avait déjà gagné le plus proche panneau de com au pas de gymnastique. « Sergent artilleur Orvis ! J’ai besoin de vous dans la cabine de l’amiral ! Avec toutes les spécifications dont vous disposez sur votre cuirasse de combat ! Giclez ! » Elle entra une autre adresse. « Chef Tarrini, chez l’amiral au pas de course ! Nous devons débattre de l’emploi des lances de l’enfer dans une perspective chirurgicale. »
Elle marqua une pause puis se tourna vers Geary. « Dois-je aussi appeler le chef Gioninni ? Allons-nous tenter de négocier avec ces types ou nous contenter de leur tirer dessus ? »
Rione fronça les sourcils puis s’adressa à son tour à Geary : « Toute question diplomatique devrait être traitée par les canaux idoines.
— Ce n’est pas une question diplomatique, répondit-il aussi diplomatiquement que possible. Ce serait passer un marché avec des criminels.
— Marchander avec des criminels fait partie au premier chef de la diplomatie. Vous l’ignoriez ? Croyez-vous que ce chef Gioninni soit un expert en matière de négociations avec des criminels ? »
Geary marqua à son tour une pause puis, conscient que Desjani se retenait difficilement d’éclater de rire, s’efforça de s’exprimer avec le plus grand soin. Il n’était pas loin d’exploser lui-même, en partie à cause du vertige que lui procurait la conscience d’avoir peut-être trouvé une solution viable à une situation qui leur semblait désespérée. « Le chef… Gioninni… est habitué… à des… méthodes illicites pour… conduire les affaires.
— Je vois, répondit Rione d’une voix glacée. Quoi qu’il dise ou fasse, ça risque d’entraîner de très graves conséquences pour l’Alliance et vos deux lieutenants portés manquants. Vous devriez garder cela à l’esprit.
— Peut-être le chef Gioninni pourrait-il collaborer avec nos… diplomates ? suggéra Desjani d’une voix curieusement étranglée par la difficile répression de son hilarité.
— Bonne idée, convint Geary avec empressement. Dites-lui de contacter l’envoyée Rione et de coordonner leurs communications avec les occupants de l’appareil. On veut savoir jusqu’à quel point ils sont coriaces, et s’ils sont prêts à nous remettre les lieutenants Castries et Yuon sans combattre.
— Je vais voir ce qu’on peut faire, déclara Rione. Vous êtes conscient, amiral, que ces gens ont signé leur propre arrêt de mort. Ils n’ont plus rien à perdre. Tout marché qu’on passerait avec eux impliquerait un mensonge quant à leur possible survie. »
Nul ne répondit sur-le-champ. Geary finit par secouer la tête. « Ce n’est pas nous qui les avons mis dans cette situation. Ils s’y sont fourrés tout seuls. S’il me faut mentir pour sauver Yuon et Castries de leur sottise et de leurs agissements criminels, je suis disposé à le faire.
— Ne vous cassez pas la tête, amiral. » Rione eut un sourire sardonique. « Je peux le faire pour nous deux. Cela aussi fait partie de la diplomatie. C’est mon gagne-pain, rappelez-vous. »
L’heure suivante fut consacrée à d’innombrables références aux spécifications des cuirasses et des armes, à des débats sur les tolérances et les sauvegardes, à des recherches d’ordre médical relatives à l’aptitude de la bactérie à survivre dans les conditions les plus extrêmes et au peu d’éléments qu’on détenait sur l’arme biologique créée par l’ingénierie génétique qui s’était échappée d’un laboratoire d’Europa et y avait balayé toute vie humaine à une vitesse et avec une efficacité qui avaient terrifié l’humanité.