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Geary réprima un soupir. Quand elle lâchait cette phrase, Tanya Desjani avait généralement l’intention d’aborder un sujet dont lui ne tenait pas à parler. Mais il resta près du mur, tout proche d’elle, sans pour autant s’appuyer à l’antique ouvrage d’art. Il aurait trouvé ça inconvenant, comme de se servir d’un incunable pour marchepied.

« À propos de cette planète, précisa-t-elle en détournant son regard du paysage pour le fixer droit dans les yeux. Nous quittons demain la Vieille Terre pour regagner l’Indomptable et rentrer chez nous. Il faut absolument savoir ce que pensent les gens.

— J’en ai une vague idée.

— Que non pas. Tu as passé un siècle en hibernation. Tu es revenu parmi nous depuis un bon moment, mais tu ne nous comprends toujours pas comme il faudrait. Mais je connais les gens de l’Alliance puisque j’en fais partie. » Son regard s’assombrit pour adopter une dureté et une férocité dignes, dans son souvenir, de leur première rencontre. « Je suis née durant une guerre déclenchée bien avant que je ne vienne au monde, et je m’attendais à ce qu’elle perdure encore longtemps après mon décès. On m’a donné le prénom d’une de mes tantes mortes pendant le conflit, j’y ai perdu mon frère, et j’étais persuadée que mes enfants, si j’en avais, y trouveraient aussi la mort. Nous ne pouvions pas l’emporter, nous ne pouvions pas non plus la perdre et les gens continueraient de périr indéfiniment. Tout le monde, sauf toi, a grandi dans cette certitude. Et, quand nous étions encore enfants, on nous a enseigné que le capitaine Black Jack Geary avait succombé en sauvant l’Alliance alors qu’il repoussait la première attaque surprise des Mondes syndiqués, celle qui a déclenché la guerre.

— Tanya, fit-il avec résignation, je sais que…

— Laisse-moi finir. On nous a aussi appris que Black Jack était l’incarnation même du meilleur de l’Alliance. Le modèle du citoyen et le parangon de ses défenseurs, ce à quoi chacun devait aspirer. Chut ! Je sais que tu n’as pas envie de l’entendre, mais, aux yeux de milliards de ses ressortissants, c’est ce qu’il était. Et nous connaissions tous aussi la suite de la légende, selon laquelle Black Jack serait désormais parmi nos ancêtres, sous la lumière des vivantes étoiles, mais qu’il reviendrait un jour d’entre les morts, quand on aurait le plus besoin de lui pour sauver l’Alliance. Et c’est ce que tu as fait.

— Je n’étais pas réellement mort, grogna Geary.

— Peu importe. Nous t’avons trouvé quelques semaines avant que l’énergie de ta capsule de survie endommagée ne soit épuisée. On t’a décongelé et tu as sauvé la flotte, vaincu les Syndics et mis fin à cette guerre interminable. » En dépit de sa véhémence, elle passa lentement mais délicatement la main sur la pierre rugueuse du mur. « Maintenant que, malgré une victoire qui a provoqué l’effritement des Mondes syndiqués, l’Alliance commence elle aussi à se déchirer aux entournures à cause de la pression et du coût d’un siècle de guerre, tu t’es rendu sur la Vieille Terre.

— Tanya. » Elle savait que cette conversation, lui rappelant à nouveau ces croyances selon lesquelles il serait une manière de héros de légende, l’attristerait. L’espace d’un instant, il se demanda si un de ses ancêtres, chargé comme lui de la lourde responsabilité de protéger tous ses compatriotes, ne s’était pas tenu là à sonder ce même vent du regard, en quête d’ennemis à l’approche. « Nous sommes venus sur la Vieille Terre pour escorter les Danseurs. S’ils n’avaient pas insisté, nous n’aurions pas pris cette peine.

— Nous le savons toi et moi, comme aussi quelques conseillers de l’Alliance, répondit Desjani. Mais je peux te promettre que toute la population de l’Alliance croit sincèrement que tu as choisi de venir sur la Vieille Terre, notre berceau à tous, la patrie de tous nos ancêtres, pour te faire conseiller par eux. Pour y chercher un moyen de sauver l’Alliance alors que ses citoyens, de plus en plus nombreux, la croient déjà perdue. »

Il la scruta, tout en espérant que les précautions qu’elle avait prises suffiraient à interdire aux personnes les plus proches de lire sur son visage. « Ils ne peuvent pas croire ça.

— Si fait. » Elle le fixait sans ciller. « Tu dois t’en persuader.

— Super. » Il se tourna vers les vestiges du Mur pour observer le nord, d’où venaient jadis les ennemis. « Pourquoi moi ?

— Interroge tes ancêtres. Mais, si tu me le demandais, ajouta-t-elle en se plaçant à côté de lui pour regarder dans la même direction, je te répondrais que c’est parce que toi seul en es capable.

— Je ne suis qu’un homme. Rien qu’un homme.

— Je n’ai pas dit que tu serais seul, fit remarquer Tanya.

— Et nos ancêtres ne m’ont pas adressé la parole.

— Tu sais bien qu’ils prennent rarement la peine de nous apparaître pour nous parler, déclara-t-elle de la voix raisonnable de quelqu’un qui énonce un fait connu de tous. Ils fournissent des indices, des suggestions, des insignes et une inspiration à ceux qui sont disposés à leur prêter attention. Et, s’ils s’intéressent encore à nous tous et si tu les écoutes, ils te donneront tout cela.

— Les ancêtres de la Vieille Terre n’ont pas grandi dans une Alliance en guerre et ils n’ont pas non plus été soumis à un endoctrinement sur ma personnalité mirifique, lâcha Geary aussi patiemment que ça lui était possible. Pourquoi Black Jack les impressionnerait-il ?

— Parce que ce sont aussi les nôtres. Et qu’ils savent qui est Black Jack. Souviens-toi de cet autre mur où ils nous ont conduits. La… euh… Grande Muraille ?

— La Grande Muraille ?

— Oui, celle-là. » Elle indiqua le nord d’un geste. « Bon, ce mur, celui qu’a bâti Hadrien, était une véritable fortification. Il retenait ses ennemis. Mais la Grande Muraille d’Asie n’y est jamais arrivée. Là-bas, on nous a appris que sa longueur interdisait à ceux qui l’avaient édifiée d’entretenir une armée assez grande pour la garder. Ils ont consacré à sa construction d’énormes sommes d’argent et de main-d’œuvre, et, quand un ennemi voulait la franchir, il lui suffisait de trouver un point faible que ne gardaient pas les soldats, d’y appuyer une échelle pour l’escalader, passer par-dessus et ouvrir la porte la plus proche.

— Ouais. » Geary hocha la tête. « Pas bien malin, n’est-ce pas ?

— Pour une fortification en tout cas. » Elle agita de nouveau la main, cette fois pour vaguement indiquer l’est. « Les Pyramides. Tu t’en souviens ? Songe à tout le temps, l’argent et le travail qu’elles ont exigés. Comme pour ces visages géants sculptés dans une montagne un peu plus au nord que là où nous avons atterri au Kansas. Celle de ces quatre ancêtres. En quoi était-ce sensé ? »

Geary lui décocha un regard interrogateur. « Quel rapport avec moi ?

— Il y en a un, amiral. » Desjani sourit, mais ses yeux restaient graves. « La Grande Muraille en dit long sur ceux qui l’ont construite. Nous pouvons faire cela, dit-elle au monde. Nous sommes de ce côté et vous de l’autre. Les Pyramides aussi ont dû impressionner les gens il y a longtemps. Et l’effigie de ces quatre ancêtres gravée dans la montagne ? Ce n’était pas seulement pour leur rendre hommage, mais pour honorer leur peuple, leurs maisons et ce en quoi ils croyaient. Ce sont tous des symboles. Des symboles qui servaient à définir ceux qui les ont édifiés. »